mardi 13 septembre 2011

Créativité et maladie mentale, quel rapport ?

Pourquoi les personnes très créatives semblent-elles parfois bizarres ? Les neurosciences et la psychiatrie révèlent de troublantes associations entre le talent de créateur et certains traits de personnalité « atypiques », parfois à la limite de la maladie mentale.

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Dean Kamen est un entrepreneur très connu ; c’est aussi l’un de ceux qui ont le mieux réussi, avec des centaines de brevets à son nom – dont le gyropode Segway, ces plates-formes mobiles à une place où le passager se tient debout et qui sont équipées d’un petit moteur électrique et d’un dispositif de stabilisation dynamique. Mais vous ne le verrez jamais en costume cravate : cet inventeur excentrique ne porte pratiquement que des jeans.

Il a passé cinq ans à l’université avant d’abandonner ses études, ne prend pas de vacances et ne s’est jamais marié. Propriétaire de l’île de North Dumpling, dans le Connecticut, il fait sécession des États-Unis, se dotant d’une constitution, d’une monnaie, d’un drapeau et d’un hymne. Il s’est autoproclamé Lord Dumpling.

Vous avez dit bizarre ? D. Kamen, qui s’investit sans relâche pour persuader les jeunes de faire carrière dans les sciences et l’ingénierie, est l’une des personnes extrêmement créatives dont le comportement frappe par son côté « spécial ». Albert Einstein ramassait les mégots de cigare dans la rue, afin d’en récupérer le tabac pour sa pipe ; le constructeur aéronautique Howard Hughes passait des jours entiers sur une chaise au milieu d’une pièce stérile de sa suite de l’hôtel Beverley Hills ; le compositeur Robert Schumann pensait que ses compositions musicales lui étaient dictées depuis leur tombe par Beethoven et d’autres visionnaires décédés ; on prétend aussi que Charles Dickens pensait écarter des oursins imaginaires avec son parapluie lorsqu’il marchait dans les rues de Londres. Plus récemment, nous avons été témoins de l’obsession de Michael Jackson pour les rhinoplasties, de l’affection de Salvador Dali pour les animaux de compagnie dangereux et nous avons pu voir la chanteuse islandaise Björk habillée en cygne pour la cérémonie des Oscars.

L’homme de la rue n’est pas le seul à trouver excentriques les individus très créatifs. Ces derniers se perçoivent eux-mêmes souvent comme différents et incapables de se conformer aux usages en vigueur. Les résultats les plus récents de l’imagerie cérébrale, de la recherche sur la créativité et de la biologie moléculaire suggèrent que l’image d’Épinal du génie atypique n’est pas uniquement inspirée de quelques descriptions anecdotiques. En fait, la créativité et l’excentricité vont souvent de pair, et les chercheurs pensent aujourd’hui que ces deux traits résulteraient de la façon dont le cerveau filtre les informations qu’il reçoit. Même dans le monde des affaires, on constate de plus en plus qu’il existe un lien entre la pensée créative et les comportements non conventionnels, que l’on commence à admettre un peu mieux.

Des personnalités à part

L’existence de comportements étranges chez des individus très créatifs semble trop fréquente pour être une simple coïncidence. Dans la Grèce antique, Platon et Aristote s’étonnaient déjà du comportement singulier des poètes et des auteurs de théâtre. Il y a plus d’un siècle, dans son livre L’homme de génie, le criminologue italien Cesare Lombroso dressait un inventaire des comportements bizarres des visionnaires créatifs, et attribuait ce comportement à la même « dégénérescence » que celle affectant les criminels violents.

Plus récemment, les psychologues ont utilisé des mesures validées de la créativité et de l’excentricité. Pour évaluer la créativité, les chercheurs peuvent examiner les productions artistiques ou novatrices d’une personne, sa capacité à agir ou à penser de façon créative (par exemple, en lui demandant de trouver de nouveaux usages pour des ustensiles domestiques ordinaires). Afin de mesurer le degré d’excentricité d’une même personne, les chercheurs utilisent souvent des échelles d’évaluation de la personnalité dite schizotypique.

La personnalité schizotypique se reconnaît à plusieurs comportements ou modes de pensée. Par exemple, la pensée dite magique, qui recourt volontiers à des idées fantasmatiques ou des croyances paranormales (souvenons-nous de Schumann persuadé que Beethoven lui envoyait de la musique depuis sa tombe...). Les personnes schizotypiques sont souvent sujettes à des expériences perceptives inhabituelles, telles que des distorsions de la perception (Dickens se croyait suivi par les personnages de ses romans), mais aussi à l’anhédonie sociale, préférence pour les activités solitaires (Emily Dickinson, Nikola Tesla et Isaac Newton, par exemple, préféraient travailler qu’avoir des activités sociales), voire une légère paranoïa, ou sentiment infondé que des personnes ou des objets de l’environnement peuvent représenter des menaces (on songe à la méfiance légendaire de Howard Hughes vis-à-vis d’autrui).

La schizotypie est une forme atténuée du trouble de la personnalité schizotypique, qui fait partie d’un ensemble de pathologies qualifiées de « bizarres ou excentriques » dans le Manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux de l’Association américaine de psychiatrie. Le diagnostic en a été défini d’après diverses études épidémiologiques à grande échelle, où les chercheurs ont noté que, dans les familles de patients schizophrènes, on trouvait plus souvent des personnes animées de comportements et de croyances bizarres que dans d’autres familles indemnes de schizophrénie.

Quels sont ces comportements et croyances ? Une personne schizotypique peut s’habiller de façon très personnelle, en rupture avec son milieu ou les règles de la vie en société (Einstein sortait en pantoufles dans la rue) ; sa façon de parler peut sortir de l’ordinaire ; ses réactions émotionnelles peuvent sembler inappropriées ; elle croit parfois à des phénomènes surnaturels comme la télépathie et les présages ; il peut être difficile d’entrer dans son intimité – aussi bien physiquement qu’émotionnellement. En bref, les schizotypiques sont excentriques.

Toutefois, tous les schizotypiques ne sont pas schizophrènes. Ce sont souvent des personnes de très haut niveau intellectuel, talentueuses et intelligentes. Un grand nombre de mes étudiants à l’Université Harvard, par exemple, ont des scores supérieurs à la moyenne sur les échelles schizotypiques et les mesures de l’intelligence.

Entre vision et hallucination

Les premières données scientifiques suggérant un lien entre personnalité schizotypique et créativité sont apparues avec une étude réalisée en 1966 par le généticien comportementaliste Leonard Heston. Ce dernier expliquait que les enfants adoptés et séparés d’une mère biologique schizophrène dès la naissance avaient une plus grande probabilité de s’adonner à des activités créatives et d’y faire carrière que des enfants adoptés dont la mère n’était pas schizophrène. Ces travaux confirmaient l’idée selon laquelle les comportements bizarres qui accompagnent souvent la créativité sont héréditaires.

Le psychiatre de Harvard Dennis Kinney et son équipe ont reproduit l’étude de L. Heston 40 ans plus tard, et suggéré que les personnes schizotypiques pourraient hériter des modes de pensée et de perception non conventionnels qui sont associés à la schizophrénie, sans développer la maladie elle-même. Dans cette étude, D. Kinney et ses collègues avaient examiné 36 enfants de parents schizophrènes et 36 enfants de parents non schizophrènes ; tous avaient été adoptés. Leurs résultats ont confirmé que les enfants de parents schizophrènes qui présentaient eux-mêmes des signes de personnalité schizotypique obtenaient des scores de créativité supérieurs aux sujets contrôles. L’équipe de D. Kinney a également découvert que certains enfants issus de familles saines présentaient un profil de personnalité schizotypique, et qu’ils obtenaient des scores de créativité plus élevés que les autres.

De même, les psychologues cliniciens anglais David Rawlings et Ann Locarnini ont montré que les individus créatifs obtiennent des scores plus élevés sur des échelles de personnalité schizotypique que des individus moins créatifs. J’ai moi-même observé, avec ma collègue Cynthia A. Meyesburg, de l’Université Harvard, que des personnes ayant une forte production artistique (ce qui peut être mesuré également par des questionnaires d’évaluation) ont une tendance à la pensée magique – davantage que d’autres, elles croient en la communication télépathique, aux rêves prémonitoires et aux souvenirs de vies passées. Elles se targuent d’expériences perceptives inhabituelles, qu’il s’agisse de fréquentes impressions de déjà-vu ou d’entendre des voix chuchoter dans le vent...

Il ressort de divers articles de synthèse sur la schizotypie et la créativité que les personnes très créatives présentent plus de traits associés à la schizotypie que la moyenne, et que l’association entre créativité et schizotypie présente une composante génétique. Ce lien étant établi, comment l’expliquer ? Les caractéristiques de la personnalité schizotypique ne semblent pas favoriser par elles-mêmes la créativité, mais certains mécanismes cognitifs seraient sous-jacents à l’excentricité et à la créativité. La notion clé à cet égard est celle de désinhibition cognitive.

L’inspiration : une désinhibition cognitive

La désinhibition cognitive est une incapacité à ignorer des informations qui ne sont pas pertinentes pour les buts que l’on s’est fixés ou pour la survie. Chaque individu est équipé de filtres mentaux qui lui masquent la plupart des opérations que réalise le cerveau à partir de ce qui l’entoure. Par exemple, pendant que vous discutez avec un ami à la terrasse d’un café, vous ne faites pas attention au bruit des voitures, à ce que dit le garçon de café à la personne qui vient d’entrer, aux enfants qui descendent de l’autobus. Vos organes sensoriels reçoivent ces informations, et le cerveau les traite implicitement, par exemple en activant de façon subliminale des souvenirs qui leur sont associés, mais ils ne pénètrent pas dans le champ de votre attention. Ce filtre est mis en place par votre capacité d’inhibition cognitive.

Toutefois, cette capacité de filtrage diffère d’une personne à l’autre. Ainsi, chez les personnes schizotypiques et schizophrènes, un de ces filtres cognitifs, l’inhibition latente, est moins efficace. Dans ce cas, la quantité de stimulus non filtrés atteignant la conscience augmente, ce qui peut expliquer certaines pensées décalées ou hallucinations. On comprend aisément que si des informations non filtrées atteignent la conscience, des expériences perceptives étranges – entendre des voix ou entrevoir des personnages imaginaires – peuvent survenir.

La désinhibition cognitive est probablement aussi au cœur de ce que nous vivons comme une illumination soudaine, lorsque nous cherchons à résoudre un problème. Dans ces moments-là, les filtres cognitifs se relâchent et permettent à des idées situées à l’arrière-plan de surgir à l’avant-scène de la conscience, de la même façon que des pensées bizarres affleurent à l’esprit des personnes psychotiques.

Prenons cet exemple tiré du livre que l’économiste et romancière américaine Sylvia Nasar a publié en 1998, A Beautiful Mind, sur l’économiste et mathématicien américain John Forbes Nash, lauréat du prix Nobel d’économie en 1994, et atteint de schizophrénie. Lorsqu’on lui avait demandé pourquoi il pensait que des extraterrestres le contactaient, il avait répondu : « Parce que les idées que j’avais à propos des êtres surnaturels me venaient de la même façon que mes idées mathématiques. En conséquence, je les prenais au sérieux. » Le cas de John Nash illustre en quoi le mécanisme cognitif de l’illumination (Eurêka !) est similaire à celui d’une forme de délire nommé délire d’influence, où les personnes souffrant de psychose pensent que des forces étrangères ont inséré des pensées dans leur cerveau. Toutefois, la plupart des personnes souffrant de psychose ou de schizophrénie ne produisent pas d’idées considérées comme créatives. La capacité à utiliser la désinhibition cognitive pour créer dépend d’autres capacités cognitives élaborées, comme la mémoire de travail ou la flexibilité mentale.

Un affaiblissement du filtrage cognitif pourrait expliquer la tendance des personnes très créatives à se centrer sur le contenu de leur monde intérieur aux dépens de leurs besoins sociaux, voire de leurs soins personnels (Beethoven, par exemple, avait tendance à délaisser sa propre hygiène). Lorsque la conscience est submergée de stimulus inhabituels et non filtrés, il devient difficile de ne pas focaliser son attention sur cet univers intérieur.

En 2003, avec mon collègue Jordan Peterson, nous avons publié une étude réalisée à Harvard et à l’Université de Toronto. Nous y avions observé que les individus très créatifs ont une probabilité anormalement élevée de présenter une désinhibition cognitive. Nous avions fait passer à plusieurs centaines de volontaires une tâche d’inhibition latente (une mesure de la facilité avec laquelle des sujets ignorent des stimulus auxquels ils ont déjà été exposés) et mesuré la créativité de plusieurs façons : au moyen de tâches dites de pensée divergente (qui exigent un grand nombre de réponses à un problème) et d’ouverture à l’expérience (le trait de personnalité qui prédit le mieux la créativité) ; en leur faisant passer un questionnaire d’évaluation de la personnalité créative et un questionnaire qui permet de quantifier les réalisations créatives tout au long de la vie.

Nous avons découvert que les personnes obtenant des scores élevés pour chacune de ces mesures de créativité avaient généralement des scores plus faibles pour la tâche d’inhibition latente. Une telle diminution de l’inhibition cognitive permettrait à une quantité accrue d’informations d’accéder à l’attention consciente, favorisant la production d’idées créatives. Une telle hypothèse est confortée par des études d’imagerie cérébrale et par l’électroencéphalographie. Dès la fin des années 1970, le professeur de psychologie Colin Martindale, de l’Université du Maine, avait entrepris une série d’études d’électroencéphalographie sur le thème de la créativité.

Avec ses collègues, il découvrit ainsi que les personnes très créatives se distinguent par une activité cérébrale supérieure dans la gamme des fréquences dites alpha (des fréquences de 8 à 12 cycles par seconde). Il interpréta cette donnée comme le signe d’une diminution de l’éveil cortical et d’une attention dite défocalisée. Il suggéra alors que les individus créatifs laissent un plus grand nombre d’informations surgir à la conscience.

Plus récemment, Andreas Fink et son équipe de l’Université de Graz, en Autriche, ont répliqué les résultats de C. Martindale dans une série d’études réalisées depuis cinq ans. Ils proposent une interprétation différente de l’augmentation des ondes alpha associée à la créativité. Selon eux, cette augmentation d’activité indique que le sujet se focalise sur des informations issues de son cerveau, plutôt que de l’environnement. Une telle interprétation explique la tendance des personnes créatives à se focaliser sur leur vie intérieure, un autre signe de personnalité schizotypique.

Les mécanismes du Eurêka !

D’autres études publiées en 2009 par John Kounios, de l’Université Drexel, et Mark Beeman, de l’Université Northwestern, ont examiné plus en détail l’instant de révélation, le fameux « Eurêka ! » J. Kounios et M. Beeman ont demandé à des participants d’associer des mots, tandis que l’activité de leur cerveau était enregistrée. Le test d’association de mots consistait, par exemple, à trouver trois mots composés en utilisant un même mot avec l’un des trois suivants : fou, barrière, robe (la réponse est « garde »). Les participants à cette expérience signalaient le moment exact où ils trouvaient la réponse, ainsi que la façon dont ils étaient parvenus à la solution, soit en cherchant, soit grâce à une soudaine illumination.

Les résultats ont montré qu’une période d’activité alpha précède une bouffée d’activité gamma (caractérisée par des ondes cérébrales de fréquence supérieure à 40 hertz) au moment de l’intuition. J. Kounios et M. Beeman supposent que l’activité alpha focalise l’attention sur soi, la bouffée gamma coïncidant avec la prise de conscience de la solution.

Une autre étude d’imagerie cérébrale, réalisée en 2010 par des neuroscientifiques de l’Institut Karolinska, à Stockholm, suggère que la propension aux intuitions et aux expériences schizotypiques résulterait d’une configuration spécifique de récepteurs cérébraux aux neuromédiateurs. Les résultats indiquent que la densité de récepteurs d2 de la dopamine dans le thalamus est plus faible chez les sujets dotés de fortes capacités de pensée divergente, une tendance similaire à celle décrite antérieurement chez des sujets schizophrènes. Les neuroscientifiques pensent qu’une fixation réduite de la dopamine dans le thalamus, constatée à la fois chez les sujets créatifs et chez les sujets schizophrènes, diminuerait le filtrage cognitif et permettrait à un plus grand nombre d’informations d’accéder à la conscience.

L’importance de l’intelligence

À l’évidence, toutes les personnes excentriques ne sont pas créatives. D’autres facteurs cognitifs, tels qu’un qi élevé et une grande capacité de la mémoire de travail, permettent à certaines personnes de traiter mentalement une grande quantité d’informations sans se laisser submerger. Ainsi, nous avons montré que la combinaison d’une faible inhibition cognitive et d’un qi élevé produit des scores élevés de créativité. Il est probable que certains individus très créatifs pourraient partager certains facteurs de vulnérabilité biologique avec des personnes souffrant de maladies psychotiques, telle la schizophrénie. Cette vulnérabilité leur donnerait accès à des idées et des pensées inconnues des personnes dotées de filtres mentaux plus efficaces.

Depuis plusieurs années, la montée des technologies innovantes comme facteur de croissance économique a fait de la créativité une denrée recherchée. De nombreuses entreprises innovantes, telles que Coca-Cola, DuPont, Citigroup et Humana, ont maintenant des chefs de l’innovation dans leurs équipes dirigeantes. Des écoles de business prestigieuses ont ajouté des cours de créativité pour les élèves. Ces entreprises envoient régulièrement leurs employés suivre des programmes d’entraînement à la créativité.

À mesure que la valeur commerciale de la pensée créative augmente, le monde professionnel montre certains signes d’adaptation aux individus « originaux ». C’est déjà le cas dans certaines communautés où la concentration en artistes, écrivains, scientifiques et passionnés d’informatique est élevée. Les dirigeants de telles communautés tolèrent les vêtements bizarres et sont souples quant aux horaires de travail, le tout afin de mieux promouvoir l’innovation. La société a une dette vis-à-vis de tous ceux qu’elle a marginalisés en raison de leur excentricité. Le travail créatif des excentriques apporte richesse, beauté et innovation dans la vie de ceux qui suivent confortablement les normes.

S.Carson / www.pourlascience.fr.

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