dimanche 4 septembre 2011

Le principe d'Humanité

"Tout se passe comme si le bel avion des Lumières continuait de voler mais sans pilote pour fixer la route, ni passagers humains pour en débattre... ", écrit Jean-Claude Guillebaud dans Le Principe d'humanité. De l'économie à la génétique en passant par la révolution numérique, tout porte en effet à penser que la conquête historique des Lumières - l'idée de la liberté et l'égalité comme principes inaliénables - est aujourd'hui menacée.

L'an dernier une grande exposition sur l'utopie à la Bibliothèque nationale nous familiarisait avec les notions de contre-utopie et de dystopie. Le temps n'est plus en effet à l'optimisme utopiste : la tâche de l'intellectuel - Alain Finkielkraut le disait déjà dans La Défaite de la pensée, Jean-Claude Guillebaud le redit à nouveau - est plutôt d'être le garde-fou de ses errances. Si l'on doit se garder de tenir le pire pour inéluctable, on peut du moins envisager sa possibilité : à charge alors à la littérature et à la philosophie de prévenir les dangers et, si ceux-ci viennent à se réaliser, d'être la conscience des errements du monde.

Jean-Claude Guillebaud fait ici à la fois oeuvre d'historien, de sociologue et de philosophe. Si Le Principe d'humanité a parfois des allures de catalogue qui ne ferait qu'aborder les questions sans parvenir à leur rendre tout à fait justice, une idée fait cependant son chemin dans ces pages : la dénonciation d'une collusion de la science et de l'idéologie. "Tout discours scientifique est largement contaminé - voire commandé - par l'idéologie dominante de l'époque où il se situe." Jamais la science n'a été moins indépendante. Si elle est victime de l'instrumentation idéologique, elle subit aussi la pression du consumérisme, c'est-à-dire la loi de l'économie de marché.

L'essai est pertinent lorsqu'il critique les préjugés, comme celui qui oppose la religion, systématiquement taxée d'obscurantisme, à la science ; ou lorsqu'il nous rappelle que l'eugénisme est antérieur à l'apparition du nazisme et s'étend dès les années 1920 bien au-delà des limites de l'Allemagne. Néanmoins, les perspectives historiques qu'il propose ne sont pas toujours convaincantes : ainsi de la vision exagérément dualiste qui oppose les Lumières au romantisme allemand. "Le problème des Lumières, ce n'est pas d'avoir existé, mais d'avoir été trahi", écrit Jean-Claude Guillebaud. A cette vision d'un optimisme un peu naïf s'opposent ceux qui considèrent que la dérive idéologique invalide dans son principe même l'idéal révolutionnaire.

Quelle est la réplique à tous ces réductionnismes qui menacent l'humanité de l'homme ? Jean-Claude Guillebaud cite le philosophe américain Richard Rorty qui, à l'instar d'un George Steiner, renonce à l'idée qu'il puisse y avoir "des réponses objectivement vraies ou fausses aux questions que nous nous posons." Mais l'essayiste se méfie de la passivité à laquelle le scepticisme invite. S'opposant au point de vue scientiste, qui veut que la science ait réponse à tous les problèmes, il rappelle, après Heidegger, que la science ne peut ni se penser toute seule, ni prétendre être sa propre justification. Citant Stephen Jay Gould qui renoue ici avec la démarche kantienne, Jean-Claude Guillebaud conclut alors sur la nécessaire recherche d'une complémentarité et d'un équilibre entre la religion et la science, chacune prévenant les excès de l'autre.

Jean-Claude Guillebaud est une figure familière dans le monde intellectuel de langue
française dont le parcours impressionnant mérite d’être brièvement rappelé. Ancien
grand reporter, devenu éditorialiste pour le quotidien Sud Ouest, il fut également
journaliste pour Le Monde et le Nouvel Observateur ainsi que président des Reporters
sans frontières. De nombreuses distinctions ont ponctué sa carrière journalistique

ainsi que son oeuvre d’essayiste dont le prix Jean-Jacques Rousseau (La Trahison des
Lumières, 1995) et le prix Renaudot-essai (La Tyrannie du plaisir, 1998). L’auteur est
le plus récent lauréat du prix Européen de l’essai Charles Veillon pour son dernier
ouvrage, Le Principe d’humanité, paru en septembre 2001 chez Seuil.
Essayiste polémique, Guillebaud incarne la figure de l’intellectuel engagé aux
conviction morales inébranlables, ce qui lui a d’ailleurs valu le sobriquet de l’«abbé
Guillebaud» dans certains cercles intellectuels français ayant plus ou moins bien accueilli
ses propos critiques au sujet des avatars de la révolution sexuelle portée par ses contemporains
de la génération mai 68 (La Tyrannie du plaisir). Revendiquant l’héritage humaniste
des Lumières à son propre compte, Guillebaud avait déjà commencé à aborder la
question des dérives moralement perverses du développement des technosciences dans certains
ouvrages précédents (La Trahison des Lumières, La Refondation du monde). Mais
c’est dans son plus récent essai que sa critique des dangers et des écueils inhérents au progrès
foudroyant des sciences et des technologies biomédicales est des plus virulentes.
La thèse de Guillebaud (exposée dans le premier chapitre du livre) consiste à
affirmer que le développement sans frein des technosciences, dont l’essor remarquable
est tributaire des révolutions génétique et informatique du XXe siècle, conjugué à la
logique néolibérale de la mondialisation économique, ouvre la porte aux pires dérives
idéologiques mettant en péril le principe d’humanité. Ce que l’auteur appelle ainsi
n’est, à vrai dire, jamais systématiquement défini mais la notion renvoie à une conception
déontologique, d’inspiration kantienne et judéo-chrétienne, de la dignité inaliénable
de la personne humaine. En dernière analyse, le principe d’humanité revêt une dimension
sacrée qui sous-tend la critique de l’auteur contre l’instrumentalisation de l’embryon
humain pour les fins de la recherche expérimentale par exemple (pp.122-128),
ainsi que la célébration de l’apport moral du monothéisme en conclusion de l’ouvrage.
Bien que l’hypothèse finale d’une « alliance retrouvée » entre science et religion ne parvient
pas à convaincre, Guillebaud a raison de décrier les courtes vues et d’analyser l’aspect
multidimensionnel des enjeux éthiques reliés au développement des technosciences
dans le contexte d’une « révolution globale » (p.316) caractérisée par l’imbrication
complexe des conséquences des trois révolutions économique, numérique et génétique.
De ce point de vue, il faut effectivement encourager une lecture plus englobante et
proprement politique des enjeux bioéthiques pour rendre compte des intérêts économiques
et idéologiques qui pervertissent les intérêts strictement scientifiques. La controverse
au sujet de la brevetabilité des gènes ainsi que l’exploitation commerciale des
organismes génétiquement modifiés dans les pays en voie de développement (p. 105-
118) sont autant d’exemples patents de l’alliance dangereuse entre science et pouvoir
dans le contexte d’une concurrence économique mondiale tous azimuts.
La première partie du livre veut illustrer comment certaines interprétations
contemporaines du naturalisme et du matérialisme scientifiques ont pour effet d’assiéger
l’irréductible humanité de l’homme. Guillebaud s’en prend donc contre le discours
écologique qui tend à assimiler le statut moral des espèces animales à celui de
l’espèce humaine, s’attaquant en premier lieu au philosophe australien Peter Singer,
pionnier notoire du mouvement de libération animale des années ’70. L’auteur livre
ensuite une bataille sans merci contre le cognitivisme, accusant celui-ci de réduire la
raison humaine à des explications purement mécanistes, qui plus est soumis au joug
du paradigme informatique et de l’intelligence artificielle. Il va sans dire que pour
Guillebaud, se rangeant ici du côté de la psychanalyse, une telle réification déterministe
de l’esprit humain constitue une spoliation inadmissible de la liberté humaine. La
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recherche biomédicale, héritière sournoise du dualisme cartésien, réduit le vivant à
un assemblage d’organes (en évacuant, toutefois, le siège transcendantal de la subjectivité
humaine hors du savoir scientifique), selon Guillebaud. Chosification du
corps humain qui engendre à son tour des conséquences potentiellement monstrueuses
à travers la commercialisation des organes, les nouvelles technologies de reproduction
et de procréation asexuée, pour ne rien dire des possibilités effroyables du clonage.
Dans la seconde partie de l’essai, Guillebaud entreprend d’identifier les errances
idéologiques d’une « modernité régressive » qui, selon ses propres termes, trahit l’héritage
humaniste des Lumières (p.309). Les cibles principales de l’auteur sont la sociobiologie
en tant qu’interprétation idéologique foncièrement réactionnaire du darwinisme
et la réhabilitation contemporaine de l’eugénisme dans le contexte de la révolution
génomique. Dans la mesure où l’auteur comprend la sociobiologie comme une tentative
inquiétante d’expliquer la moralité en termes de comportements sociaux révélant un
optimum génétique filtré par le processus de sélection naturelle, il veut dénoncer (non
sans quelques raisons) une telle récupération idéologique du darwinisme portant atteinte
aux notions d’égalité et de liberté humaines. Pour ce qui est des nouvelles possibilités de
manipulation génétique, Guillebaud se prononce sans équivoque contre les défenses
contemporaines de l’eugénisme en invoquant, comme il se doit, le spectre du nazisme.
La dernière partie de l’ouvrage consiste donc en une critique âpre du scientisme
s’attaquant également à la complaisance des comités d’éthique qui se portent garants
des intérêts corporatistes (et/ou économiques) de la communauté scientifique. Selon
l’essayiste, le témoignage de l’histoire doit nous mettre en garde contre la prétendue
neutralité axiologique de la science et la soi-disant immunité de la communauté scientifique
face aux ambitions les plus sombres du pouvoir. Seul l’impératif catégorique du
principe d’humanité peut établir les garde-fous nécessaires pour contenir de telles
dérives. Dans la mesure où la dimension transcendantale, pourrait-on dire, de l’existence
humaine échappe à la démarche scientifique, Guillebaud nous exhorte à réconcilier
connaissance et spiritualité dans une alliance renouvelée entre science et religion,
faisant appel à l’héritage moral des pensées monothéistes.
Le plus grand mérite de cet ouvrage est de soulever des questions qui demeurent
tout à fait légitimes et pertinentes au regard de notre époque en proie à un désarroi
moral face à une maîtrise scientifique et technologique du monde qui nous dépasse.
Mais outre la recension exhaustive de tous les problèmes et débats qui méritent incontestablement
une réflexion éthique fondamentale, il faut néanmoins admettre que la
contribution proprement originale de cet essai s’avère plutôt décevante. Autrement dit,
le grand public peut consulter cet ouvrage à titre de catalogue des enjeux éthiques
reliés aux développements les plus récents, du moins les plus spectaculaires, qui ont
été effectués dans le domaine de la recherche biomédicale, de la biologie et de la génétique.
À condition, toutefois, de ne pas se laisser berner ou agacer par le ton prêcheur
de l’essayiste (ce qui, du reste, s’avère parfois impossible). Mais à ce titre, le lecteur doit
être également averti de la présentation partiale, incomplète et parfois tout simplement
biaisée des positions adverses que l’auteur attaque. Nul doute que le point de vue
explicitement partisan de Guillebaud (on ne peut certainement pas, en tout cas, lui
reprocher aucune hypocrisie à cet égard) a pour conséquence de tronquer la nature
même des problèmes éthiques qu’il prétend dévoiler à nu.
De plus, le talent de Guillebaud, à titre de grand reporter, lui nuit peut-être en
tant qu’essayiste, du moins dans ce cas-ci. En effet, le «principe d’exhaustivité» (expression
judicieuse que le journaliste Antoine Robitaille avait choisi pour qualifier la
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méthode de Guillebaud invité en entrevue pour le quotidien Le Devoir, 4 mars 2002)
conduit ce dernier à brosser un vaste tableau de l’état actuel des technosciences et des
orientations idéologiques qu’il souhaite exposer au grand public au nom d’une certaine
démocratisation, certes nécessaire, des débats éthiques, et du décloisonnement, certes
désirable, des savoirs parcellaires. À cet égard, il faut saluer les motivations de l’auteur.
L’enquête menée par le journaliste paraît, à première vue, époustouflante d’érudition
mais, sans vouloir dénigrer le mérite d’une telle somme de travail, elle s’appuie généralement
sur des sources secondaires consistant à résumer ce que les uns et les autres
pensent tantôt du darwinisme, tantôt du cognitivisme, tantôt du bouddhisme, tantôt
du clonage génétique. L’appareil critique consigné en notes de bas de page est impressionnant
(il est d’ailleurs fort regrettable que l’éditeur n’ait pas jugé utile de reproduire
une bibliographie thématique à la fin du volume), mais il témoigne à lui seul de
l’ampleur de l’ambition ayant animé l’auteur. Il était inévitable que des interprétations
trop faciles, voire des erreurs de compréhension, se glissent. La vulgarisation scientifique
ou philosophique constitue indéniablement un exercice intellectuel des plus nobles
et exigeants - parce que périlleux - mais à défaut d’une virtuosité extrêmement rare, il
vaut parfois mieux limiter ses aspirations à un domaine plus restreint d’expertise par
souci de circonspection. Et davantage encore lorsqu’on adopte un agenda éditorialiste
aussi entêté qui prête le flanc à tous les contre-arguments. Malheureusement, on ne peut
pas dire que cet ouvrage soit le plus rigoureux de l’auteur.
De plus, l’argumentation de Guillebaud est truffé de sophismes. Le lecteur sera
déçu non pas tant par les positions que l’auteur adopte (ce qui, du reste, incombe à chacun
de juger : elles ne sont pas toutes sans fondement), mais bien pas la faiblesse de la
démonstration. Certes, la plume de Guillebaud est fluide et efficace, mais elle pèche
aussi par excès de rhétorique. On peut identifier, sans peine, tout un catalogue de raisonnements
fallacieux que l’on enseigne en logique de l’argumentation et (on pardonnera
ici la pointe cinglante) les professeurs de philosophie trouveront amplement
de matière pour préparer un cahier d’exemples aux fins d’une leçon substantielle de
logique informelle : sophisme de la fausse analogie, appel à l’autorité, les arguments ad
hominem et procès d’intention, voire les sophismes du lien causal douteux se succèdent.
En voici quelques exemples. Reductio ad absurdum et généralisation hâtive : à en
croire l’auteur, tous les cognitivistes récusent les phénomènes de la conscience et de l’intentionnalité
(p.76). Dans un autre contexte de discussion, Guillebaud s’en prend
contre Singer pour avoir comparé le statut moral des grands singes aux nouveaux-nés
et aux handicapés mentaux, l’accusant de dévaluer ainsi la dignité incommensurable
de l’être humain (p.56). Mais l’argument utilitariste de Singer, consistant à récuser le
critère de rationalité au profit du critère de sensibilité pour déterminer la portée de
nos obligations morales envers les êtres vivants, et ce même s’ils sont dénués de raison,
lui a complètement échappé, rendant la réduction caricaturale de Guillebaud tout à fait
vaine. Ou encore, emploi discutable de l’argument de la pente glissante, assorti du
faux dilemme : le dépistage génétique conduit inexorablement vers une politique eugénique
dangereuse selon l’auteur (ch. 9). Or, le débat sur les manipulations génétiques
est beaucoup plus substantiel que ne laisse croire Guillebaud, en dépit des nuances de
bon ton, mais insuffisantes, qu’il concède. Par souci de clarté conceptuelle, d’autant plus
cruciale que le problème est véritablement complexe, l’auteur aurait dû prendre la
peine de distinguer la justification proprement thérapeutique des interventions génétiques
dites négatives qui visent à éradiquer les anomalies graves en vue du bien-être
de l’individu qui en serait affligé, des interventions dites positives sur les lignées
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germinales qui consistent à améliorer le bagage génétique en vertu de critères sélectifs
arbitraires. De sorte qu’il ne suffit pas de diaboliser le génie génétique mais bien de
rendre compte à la fois des bienfaits possibles de la science (au nom même du principe
d’humanité) et de son usage abusif.
La thèse finale de l’auteur, distillée tout au long de l’argumentation mais présentée
assez sommairement à la conclusion du livre, a de quoi surprendre. L’éloge du
monothéisme passe sous silence l’alternative de la réflexion philosophique. Il appert,
par ailleurs, que Guillebaud méconnaît les contributions substantielles des philosophes
dans le domaine de l’éthique, s’attardant à celles de Peter Singer (qu’il écorche
étourdiment, peu importe ce que l’on peut penser de ce philosophe controversé), de
Gilbert Hottois et de Engelhardt (qui ne représentent pas, à eux seuls, le vaste domaine
de la bioéthique). À cet égard, la velléité louable de décloisonner les savoirs et d’entamer
un débat plus démocratique doit passer par un véritable dialogue pluridisciplinaire
au lieu de poser la science et la religion comme les deux seuls pôles de
réflexion. Il semble pourtant que, dans le contexte d’un monde désenchanté et pluraliste
qu’il faut bien reconnaître comme tel, la démarche philosophique permet de
rendre compte à la fois des aspirations de la science et des diverses croyances religieuses
au sein d’une réflexion qui ne se veut pas nécessairement athée (si cela doit être
dit pour rassurer l’auteur) mais bien plutôt agnostique. Comment est-ce possible que
cela ait pu lui échapper ? Est-ce en raison d’une culture philosophique approximative,
d’un mépris plus ou moins conscient de la part de l’auteur ou ne serait-ce pas plutôt
en raison de l’engagement somme toute timide des philosophes sur la place
publique au sujet de ces débats sociaux d’une importance capitale mais que l’on
néglige parfois par dédain de ces questions d’éthique appliquée jugées vulgaires, trop
à la mode et bassement concrètes ? Il est probable que tous ces facteurs expliquent les
lacunes de cet essai qui, en dépit de son à-propos indéniable en cette époque, nous
laisse tout autant dérouté face aux grands défis moraux qui nous guettent.

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