samedi 29 octobre 2011

Quand donner du sens au travail accroît la performance

J'ai la chance d'avoir une assistante formidable. Je n'écris pas ces mots parce qu'elle va les lire et pour la flatter ou parce que je m'applique à moi-même les préceptes qui faisaient l'objet du billet et du dossier du mois dernier, manifester de la reconnaissance à ses collaborateurs. Ces mots, je les écris en toute sincérité, parce que mon assistante donne du sens à mon travail en en trouvant dans le sien. L'autre soir, je reçois de ladite assistante un lien vers une vidéo du philosophe André Comte Sponville qui me fait profiter gratuitement de ses furetages sur internet durant le week-end. Je précise que j'en bénéficie gratuitement parce que je ne lui ai pas demandé de le faire et qu'elle l'a fait spontanément. Voilà ma chance et vous allez comprendre pourquoi.

Je clique sur le lien. « Le travail, parce qu’il n’est pas une valeur morale, ne vaut rien, c’est pourquoi on le paye » clame Comte Sponville. Alors là, j’en reste coi. Ca démarre très fort. Que dois-je penser de mon assistante que je ne paye pas à travailler pour moi pendant ses heures de loisirs ? Continuons à écouter le philosophe, il va peut-être apporter une réponse à cet insondable dilemme. "Le travail n’est pas une valeur morale, mais il a une valeur marchande. C’est pourquoi il a un prix, alors que les valeurs morales - l’amour, la générosité, la justice – elles, n’ont pas de prix". Par exemple quand on est généreux, on en n’attend pas une rémunération, sinon ce n’est plus de la générosité, c’est du commerce… Et bien voilà qui m’éclaire un peu mieux sur le comportement de mon assistante. Si j’en crois Comte Sponville, son moteur serait une ou plusieurs valeurs morales, puisque ce n'est pas l'argent qui la pousse à agir de la sorte.

« Si le travail n’est pas une valeur morale, il doit cependant avoir un sens ». Voilà qui devient intéressant. Cela suppose de faire la différence entre valeur et sens. La valeur, selon Compte Sponville, est toujours intrinsèque : l’amour, la générosité, la justice valent pour elles-mêmes alors que le sens lui est extrinsèque, il renvoie toujours à quelque chose d’extérieur à lui-même. Pour faire comprendre cette extériorité du sens, le philosophe s’appuie sur les trois sens (si j'ose dire) du mot « sens » : premièrement, les sens (dans le sens de « sensoriel ») ; deuxièmement, une signification ; troisièmement, une orientation.

Le travail renvoie aux sens car il ne doit pas avoir trop "mauvais goût" : les conditions de travail doivent être satisfaisantes mais surtout le travail ne doit pas oter le goût de la vie. Comme on ne peut pas goûter son goût, entendre son ouie, voir son regard il faut une extériorité pour sentir ; on touche avec ses doigts un morceau d’étoffe, pas le mot « étoffe ». Pour l’orientation c’est idem : on va d’un point à un autre, par exemple de son domicile à son lieu de travail. C’est le sens du trajet, qui peut s’inverser (c’est souhaitable) : du lieu de travail au domicile. Mais il y a un sens où on ne peut jamais aller de l’endroit où l'on est, c’est justement l’endroit où l'on est. Le sens en tant que direction est toujours ailleurs, là où on doit aller, il n’est direction que vers l’autre (personne, lieu, projet…). Le sens du travail, selon Comte Sponville, renvoie ainsi toujours à autre chose que le travail. Mais à quoi donc ? Justement à des valeurs morales, personnelles ou collectives. En ce sens, le travail contribue à autre chose que le salaire qu’on en reçoit. C’est la même chose que le bouquet de fleur : ce qui est aimable ce n’est pas le bouquet de fleur en promo à 5,50 € mais le sens qu’on attribue à ce bouquet de fleur, l’amour pour la personne aimée qu’il représente. Le travail fait sens à proportion de l’amour qu’on lui porte. Il faut donc éviter de proposer aux travailleurs un sens médiocre au travail sans qu’il leur soit donné quelque chose qu’ils puissent aimer, ou plus précisément qui puisse les motiver.

Ah bon ? Le salaire ne suffit pas à motiver les salariés ? « Pour faire rester des salariés dans une entreprise, il faut qu’ils y trouvent un certain plaisir, un certain bonheur »… Les salariés ne travaillent pas par devoir ou par raison morale, par amour du travail, du patron, du client ou de l’actionnaire mais pour eux-mêmes, leur conjoint ou leurs enfants ; ainsi, l’argent qu’ils gagnent leur permet de réaliser des projets personnels ou intimes. Je commence à mieux comprendre ce qui pousse mon assistante à en faire plus pendant ses heures de loisir : m’aider à mieux parler du sens du travail dans ce blog pour lequel elle se bat comme une lionne et qui n'existerait pas sans son travail acharné...

Comment rendre économiquement efficace cette quête du plaisir si ça ne passe pas par le salaire ? Par la motivation des collaborateurs. Et c’est le rôle du manager que de s’en charger. La motivation n’est pas un concept intellectuel mais un but régi par le désir. « Le désir est l’unique force motrice » disait Aristote. « Le désir est l’essence même de l’homme » renchérissait Spinoza. Le moteur des hommes, même s'il faut s'en méfier comme l'enseignait Epicure, c’est le désir. Le manager doit apprendre à gérer les désirs de ses collaborateurs, plus précisément à connaître ce qui les motive, pour les faire travailler de façon optimale. Il faut créer des conditions de travail telles que les collaborateurs s’estiment plus heureux chez leur employeur que chez le concurrent. Le manager réussit sa mission quand ses collaborateurs prennent du plaisir à venir travailler dans son entreprise, son service, son équipe… D’où l’importance des conditions de travail, de la possible marge de progression, de l’ambiance, du lien social, du bien-être, du sentiment de son utilité sociale ou de la congruence des valeurs de l’entreprise avec celles des salariés ! Tous les boulots ne se valent pas, certes : certains sont plus difficiles à aimer parce que moins épanouissant, moins intéressants, plus harassants. D’où la raison d'être du manager : se focaliser sur les boulots les moins valorisants, pour donner du plaisir à ceux qui les occupent (cf. l'exemple pratique dans le dossier du mois). Ce n’est pas de la philanthropie c’est une responsabilité financière, il y va de la rentabilité de l’entreprise ! Et le manager ne doit pas oublier d’être heureux lui aussi. S’il est lui-même heureux grâce à son travail, il aura plus de propension à partager son bonheur, à rendre les autres heureux. Le bonheur du manager fait partie de ses qualités professionnelles. Il y va de la pérennité de son employeur !...

Ne nous y trompons pas: comme l'argent, le travail en soi n’est pas le bonheur - surtout pour certains postes à grande pénibilité - même s’il y contribue : se perfectionner au travail peut être une réelle source d’épanouissement. C’est le rôle du management que de donner du plaisir sinon le management n’aurait pas sa raison d’être si le travail générait en soi du plaisir. Certains salariés commencent à être heureux le vendredi soir, quel dommage ! Le boulot du manager c’est de faire en sorte que le plaisir au travail commence dès le lundi matin. Quitte à ce qu'ils en viennent à travailler bénévolement le week-end de chez eux. Je vous l'ai dit, mon assistante est formidable, mais en plus elle est super motivée et ça me fait très plaisir...

Comment faire pour que les collaborateurs prennent du plaisir au travail ? En leur posant la question « comment ça va ? » - juste après leur avoir dit "bonjour", cela va sans dire, nous le disions encore le mois dernier. Dans ce "comment ça va" est sous-entendu « quels sont vos désirs professionnels qui sont satisfaits ou pas dans l’entreprise, que pourrais-je faire, moi votre manager, pour que vos désirs soient mieux satisfaits ? » Il s’agit pour le manager d’adopter une attitude d’interrogation et d’écoute. Car le plus souvent, les collaborateurs répondent « ça ne va pas du tout », surtout quand les conditions de travail ne sont pas à la hauteur... Ce qui suppose qu’il faut changer quelque chose, et c’est difficile pour le manager de changer ce quelque chose qui fait que ça irait mieux parce que le plus souvent cela l'oblige à remettre en cause ce qu'il avait mis en place précédemment. Le manager doit avoir trois mots-clé en tête pour donner du sens au travail à ses collaborateurs : naissance, connaissance, reconnaissance. Cela passe entre autre par recruter les bonnes personnes aux bonnes places pour faire naître professionnellement ses collaborateurs, développer leurs compétences et les reconnaître, encore et toujours…


Pierre-Eric SUTTER

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