lundi 28 mai 2012

Les humains sont apparentés aux virus

Un entretien avec Clément Gilbert

Clément Gilbert est chercheur au laboratoire Ecologie et Biologie des interactions (CNRS / université de Poitiers). Avec Cédric Feschotte, professeur à l’université du Texas à Arlington, il a récemment publié un article dans Nature Reviews Genetics consacré aux virus endogènes, ces virus dont le génome est intégré pour tout ou partie dans le génome des espèces-hôtes (dont l'espèce humaine) et qui ouvrent une fascinante fenêtre sur l'évolution du monde viral.
Des films comme Contagion ou des alertes médiatiques comme celle entourant la grippe aviaire ou la grippe A (H1N1) donnent au public la même image du virus pathogène et dangereux. Pourtant l'image que s'en est faite la science n'est-elle pas bien différente de ce cliché ?
En effet notre compréhension du monde des virus et de leurs interactions avec le reste du vivant a beaucoup évolué ces dernières années. Tout d’abord il faut bien réaliser que la mauvaise réputation des virus s’est construite autour des effets – certes parfois dévastateurs – causés chez l’homme par une infime proportion de la totalité des virus présents sur notre planète. Moins d’une dizaine sont responsables des maladies virales les plus fréquentes dans nos régions, comme le rhume, la grippe, la varicelle, la rougeole. S’il est bien normal que ce petit nombre de virus nous préoccupe particulièrement, il faut savoir que l’écrasante majorité des virus non seulement ne peut pas infecter l’homme mais joue un rôle crucial dans son « écosystème » interne. Le corps d'un homme adulte sain abrite plus de trois mille milliards de virus, pour la plupart des bactériophages infectant les bactéries présentes dans le tractus intestinal et sur les muqueuses. L’impact de ces virus n’est pas encore complètement compris, mais on peut déjà parier qu’ils jouent un rôle important dans la régulation de la composition des communautés bactériennes vivant en symbiose avec l’homme.
Les virus sont non seulement très nombreux mais on sait désormais qu'ils présentent une très grande diversité génétique...
Nos connaissances sur la diversité génétique et l’écologie des virus sont restées très limitées jusqu’au milieu des années 2000, où de nouvelles technologies de séquençage d’ADN ont été mises sur le marché. Aujourd’hui, les machines produisent jusqu’à 120 milliards de paires de bases (l’équivalent de 40 génomes humains) en 24 heures à un coût dix mille fois plus bas que la méthode utilisée dans les années 1990 pour séquencer le premier génome humain. Les génomes viraux étant entre trois mille et trois millions de fois plus petits que le nôtre, je vous laisse calculer la quantité de nouveaux génomes viraux que l’on peut théoriquement séquencer par an. Ces méthodes sont à présent régulièrement utilisées afin de séquencer ce qu’on appelle des métagénomes, c’est-à-dire les génomes de tous les microorganismes présents à un moment donné dans un environnement donné, tel qu’un litre d’eau de mer, un kilogramme de sol ou même quelques grammes de fèces humaines.
Un des résultats majeur de la métagénomique a été de révéler l’incroyable diversité génétique des virus. Une étude a par exemple montré qu’un kilogramme de sédiments marins prélevé sur le littoral californien pouvait contenir jusqu’à 1 million de génotypes viraux. De plus, entre 75 et 90 % des séquences produites dans toutes les études de métagénomique virale publiées depuis 2002 n’ont pas d’homologues dans les banques de données de génomes déjà séquencés. Autrement dit, ces séquences correspondent à des gènes qui ne ressemblent à aucun gène connu jusqu’alors. Les virus forment donc un réservoir presque infini de gènes et certains pensent que ce réservoir a constitué et constitue toujours une source majeure de nouveauté génétique sans laquelle les formes de vie telles qu’on les connaît aujourd’hui (y compris notre propre espèce) n’auraient jamais existé.
L'article que vous avez récemment publié traite des virus endogènes. Que sont-ils ?
On parle de virus endogènes pour décrire des génomes ou fragments de génomes viraux intégrés dans le génome de leurs espèces hôtes et transmis de manière héréditaire de génération en génération. On sait désormais que, depuis l’origine des vertébrés il y a environ 500 millions d’années, de nombreuses insertions de rétrovirus se sont produites dans le génome des gamètes (spermatozoïdes et ovules) de leurs espèces hôtes. Certaines de ces insertions impliquant des génomes viraux incapables de continuer de se répliquer ou suffisamment atténués pour ne pas affecter la fertilité de leur hôte, elles ont pu être transmises de manière héréditaire à tous les descendants des espèces chez lesquelles elles se sont originellement produites. Le résultat de ce long processus d’accumulation de séquences d’origine rétrovirale dans le génome des vertébrés est assez surprenant, voire troublant, puisqu’il apparaît que plus de 8 % du génome humain dérivent de rétrovirus. Autrement dit, étant donné que sur les 3,5 milliards de paires de base constituant notre génome, environ 300 millions sont d’origine virale, on peut dire que nous sommes d’une certaine manière apparentés aux virus !
Les rétrovirus sont restés pendant près de quarante ans les seuls virus connus ayant la capacité de devenir endogènes. Et ce n’est en fait qu’au cours des trois dernières années que l’on a réalisé qu’à peu près n’importe quel type de virus pouvait devenir endogène chez à peu près n’importe quel organisme eucaryote, même si ces virus endogènes sont bien moins nombreux que les rétrovirus endogènes. Cependant, leur analyse a déjà révélé des trésors d’information concernant la co-évolution à long-terme entre les virus et leurs hôtes.
Tout comme il y a une paléoanthropologie, il existe désormais une paléovirologie. A quoi cette fenêtre sur l'histoire passée des virus peut-elle nous être utile ?
A l’instar des paléoanthropologues qui étudient les fossiles de primates et l’environnement dans lequel ceux-ci vivaient, les paléovirologues étudient les fossiles moléculaires de virus afin de retracer les vagues d’infections virales passées et de comprendre comment les organismes ont su combattre ces attaques répétées. Ces connaissances contribuent non seulement à combler un vide dans notre compréhension de l’évolution des virus à moyen-long terme, mais de plus elles fournissent un cadre conceptuel important pour le développement de nouvelles stratégies médicales de lutte contre certains virus. Concernant les avancées en matière de compréhension de l’évolution des virus, il a par exemple été montré que des virus endogènes appartenant à la famille des Hepadnaviridae (qui inclut le virus de l’hépatite B, en photo ci-contre) s’étaient intégrés dans le génome de l’ancêtre d’un groupe de passereaux il y a plus de 19 millions d’années. Cette découverte a complètement changé notre façon d’appréhender l’évolution de cette famille virale puisque jusqu’en 2010, on pensait que les virus d’hépatite B avaient... moins de 30 000 ans. On ne sait pas si le virus de l’hépatite B circule toujours aujourd’hui chez les passereaux, mais cette étude montre qu’il serait judicieux de conduire des tests de dépistage chez plusieurs espèces de ces oiseaux. En effet, cela pourrait permettre d’identifier un nouveau modèle animal facile à élever et à manipuler pour l’étude du virus.
Par ailleurs, plusieurs travaux publiés par Sara Sawyer (université d’Austin au Texas) et Harmit Malik (Fred Hutchinson Cancer Research à Seattle) se sont attachés à disséquer les forces évolutives gouvernant les gènes de résistance aux virus, notamment chez les primates. Leur résultats montrent que la séquence de ces gènes a changé bien plus vite que celle tous les autres gènes encodés par le génome humain et que cette évolution rapide témoigne de la course aux armements dans laquelle les primates sont engagés contre les virus depuis des millions d’années. Autrement dit, ces gènes se sont adaptés sans relâche afin de contrer les stratégies sans cesse renouvelées par certains virus pour entrer dans nos cellules et accomplir leur cycle de réplication, souvent à notre détriment. D’un point de vue plus appliqué, ces études ont aussi caractérisé avec précision les interfaces de contact, autrement dit le champ de bataille moléculaire, entre certains virus et certains domaines de protéines antivirales humaines. Ces découvertes ont offert des pistes intéressantes pour développer de nouveaux médicaments antiviraux, dont certaines font aujourd’hui l’objet de recherches poussées.
Ne pourrait-on pas considérer les virus pathogènes comme des virus qui ont raté leur carrière ?
Peut-être conviendrait-il mieux de dire que de tels virus sont en période d’apprentissage... Mais c’est une image intéressante car elle illustre que le propre d’un virus n’est pas d’être pathogène, ou en conflit permanent avec ses hôtes. C’est en tout cas l’idée que semblent soutenir certains résultats de l’analyse de séquence des virus endogènes. Dans le cas des Hepadnaviridae par exemple, le calcul de l’âge de ces virus reposait jusqu’à 2010 sur un taux de mutation estimé à partir de comparaisons de séquences d’hépatite B pathogène extraites d’hommes infectés. Comme je l’ai dit plus haut, l’âge obtenu par cette méthode est bien inférieur (30 000 ans) à l’âge obtenu par les datations d’hépatites B endogènes trouvés chez les passereaux (19 millions d’années). Aussi, le taux de mutation des hepadnaviridae calculé sur 19 millions d’années est mille fois plus lent que celui des virus circulant actuellement dans les populations humaines. Bien que plusieurs éventuels problèmes d’ordre méthodologique aient été proposés pour expliquer cette différence, ceux-ci ne semblent pas suffisants pour expliquer un tel écart de trois ordres de grandeur.
Avec Cédric Feschotte, nous avons proposé en 2010 que cette différence pouvait refléter une réalité biologique. L’hypothèse serait que les virus d’hépatite B actuels trouvés chez l’homme sont pathogènes car ils circuleraient chez lui depuis relativement peu de temps. Ils seraient donc « mal adaptés », incapables de se maintenir sans causer trop de dégâts. Le système immunitaire de l’homme, également mal adapté au virus, est incapable de le tolérer, ce qui génère un conflit évolutif, une course aux armements. La réponse immunitaire de l’homme pousse le virus à se répliquer, muter et évoluer très rapidement, d’où le taux de substitution très rapide obtenu à partir des séquences pathogènes actuelles. Nous proposons que ce type de situation en déséquilibre ne reflète pas l’évolution à long terme des Hepadnaviridae et que, la plupart du temps depuis 19 millions d’années, ces virus ont évolué en paix avec leur hôte, sans induire de pathologie et en étant bien tolérés par leur système immunitaire. Plus généralement, ce cas d’étude nous a amenés à penser que nos connaissances sur la dynamique évolutive des virus sont probablement biaisées car jusqu’à présent nous avons surtout étudié des virus pathogènes.
Porter dans notre ADN des génomes de virus nous a-t-il été profitable ou pas ?
L’intégration de génomes viraux dans les chromosomes de leur hôte n’est bien sûr pas sans risque pour l’hôte. Cela peut mener à l’inactivation complète d’un gène, à la réduction, ou à l’augmentation de son activité. Ces trois types d’effets risquent d'engendrer des dysfonctionnements importants du tissu affecté pouvant aboutir au développement de cancers. Chez le chat domestique par exemple, plusieurs études ont montré que l’insertion du virus de la leucose féline de type B à l’intérieur ou aux environs de six gènes pouvait conduire au développement de lymphomes, de leucémie ou d’anémie. Les rétrovirus insérés dans notre génome depuis des millions d’années et complètement inactifs sont aussi capables de causer des problèmes de manière plus indirecte, en provoquant des réarrangements chromosomiques à l’origine de diverses pathologies. Par exemple, la recombinaison entre deux copies d’un rétrovirus endogène humain appelé HERV15 situées sur le chromosome Y peut provoquer la disparition d’une longue région génomique de 800 000 paires de bases. Cette délétion entraîne la perte d’un gène appelé « azoospermia factor 1 » et les hommes porteurs de ce réarrangement sont stériles.
On peut tout de même penser que les problèmes, somme toute assez rares, causés par les virus endogènes sont un maigre tribut à payer comparé aux énormes bénéfices évolutifs que ces séquences ont apportés à leurs hôtes durant des millions d’années. La grande quantité d’ADN ajoutée au génome humain par l’intégration des rétrovirus endogènes a fourni un terreau très fertile de matériel brut, recyclé de nombreuses fois en séquences remplissant désormais des fonctions cellulaires capitales. Prenons par exemple le cas de deux gènes humains appelés syncytine 1 et 2, qui sont impliqués dans la formation du placenta. Ils dérivent d’un gène rétroviral codant une protéine permettant normalement aux virus de fusionner avec la membrane des cellules de l’hôte et de pénétrer à l’intérieur du compartiment cellulaire. Les syncytines ont retenu leur capacité fusogénique d’origine mais elles sont désormais impliquées dans la fusion de cellules du placenta pour former une couche qui permet les échanges de nutriments entre la mère et le fœtus. L’équipe de Thierry Heidmann (Institut Gustave Roussy à Villejuif) a montré que ces deux gènes humains dérivaient de deux rétrovirus endogènes différents intégrés dans le génome des primates il y a environ 40 millions d’années. Il est assez intrigant et fascinant de réaliser que le nid dans lequel nous avons tous baigné pendant les neuf premiers mois de notre vie n’aurait certainement pas été aussi douillet si les virus n’existaient pas… Cet exemple et bien d'autres montrent qu'il serait très réducteur de ne considérer les virus que comme des parasites dangereux et inutiles.
Propos recueillis par Pierre Barthélémy (@PasseurSciences sur Twitter)

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