dimanche 6 mai 2012

Qu'est-ce que le chant des harmoniques ?

La meilleure image pour décrire ce chant est la métaphore de l'arc-en-ciel : la lumière solaire, ou lumière blanche, fait voir un certain nombre de couleurs - sept selon la vision occidentale - lorsque elle est diffractées par un prisme ou par des gouttes d'eau. 

De la même manière, la voix humaine se diffracte, une note chantée révélant alors d'autres notes qui sont comme cachées en elle : les harmoniques. Elles se révèlent par une certaine manière de placer la gorge, les lèvres, la langue, le souffle, et de faire résonner le son dans le corps. 

C'est à ce moment qu'apparaissent - au-dessus du son habituel de la voix - des sons très purs qui peuvent évoquer des sons de flûte ou de sifflement, développant une mélodie limpide au-dessus du son normal de la voix, appelé le son fondamental.

C'est à cet arc-en-ciel sonore que le chant des harmoniques nous introduit, qui peut être utilisé comme outil de découvertes, d’explorations sonores et musicales, de support à des pratiques d'ordre spirituel ou thérapeutique. Il permet d'atteindre un certain état de relaxation, de détente, associé à une profonde vigilance. Ce n'est pas un endormissement mais un approfondissement de l'écoute et, à partir de-là, un contact sensible avec la singularité de notre présence au monde.

En quelque sorte, nous pouvons utiliser le chant des harmoniques comme un moyen de voyager en direction de soi-même. 



DES ORIGINES À NOS JOURS

Pratiqué en Sibérie, en Mongolie et au Tibet, le chant des harmoniques s'inscrit dans le contexte chamanique ou bouddhiste (tantrique) de ces régions. Une des caractéristiques des diverses formes de chant chamanique est la transformation de la voix humaine, invitant les forces de l'au-delà qui empruntent souvent des formes animales au milieu du monde des hommes. La tradition mongole associe les harmoniques vocales au "son de la nature" qui est toujours multiple, et la tradition tibétaine les relie à une divinité à tête de taureau, capable de vaincre la mort par la puissance du Son Primordial qui constitue la trame de l'univers. 

Une femme chaman de Tuva accomplissant le rituel du feu


On retrouve un phénomène analogue de diffraction d'une note unique avec les deux instruments rituels que sont la guimbarde et le didgeridoo. Par ailleurs, les harmoniques vocales sont plus proches du timbre fluide de la scie musicale et portent très loin avec la technique mongole, tout en pouvant produire des sons exceptionnellement graves.
Importé en Occident, par les recherches en musique contemporaine (Dimitrio Stratos, Stockhausen, Tran Quan Haï, Roberto Laneri, David Hykes), le chant des harmoniques a apporté un renouveau avec la présence charnelle de la voix en contraste avec la perspective électronique de la musique spectrale, jouant un rôle remarquable dans l'influence des musiques du monde et des traditions ancestrales dans la créativité postmoderne. À titre d’exemples, le succès mondial du travail de David Hykes ou l'intérêt inattendu de l'Occident pour les psalmodies tibétaines.

L'AUTO-ÉCOUTE :

UN TRAVAIL PSYCHIQUE
PROPRE À CET ART VOCAL 

La pratique des harmoniques vocales se heurte à une difficulté principale qui consiste au fait que nous ne savons pas écouter notre propre voix! S'il est relativement facile d'entendre les harmoniques produites par quelqu'un d'autre, il est beaucoup plus difficile de les distinguer dans "l'épaisseur" de sa voix propre, et cela pour deux raisons. D'une part, parce que les "sons purs" sont rares et que notre cerveau ne sait pas ce qu'il doit écouter, ni comment il doit se "configurer" pour cela. D'autre part, parce que notre voix nous vient en grande partie directement par les os dans l'oreille interne. Celle-ci est chargée de graves que l'on n'entend pas de l'extérieur; comme l'expérience d’écouter sa voix au magnétophone en témoigne. Ainsi, l'oreille doit faire un effort pour s'abstraire de ce son interne et pour distinguer clairement ce qui se passe dans ce même son qui parvient, par l'air, dans l'oreille externe. Ce retournement de l'attention, entre dedans et dehors, constitue une excellente initiation à ces Arts de l'Écoute que tant de traditions dédièrent à la fonction auriculaire comme un trésor caché. 
 









LES EFFETS : 

UNE DÉCOUVERTE DE L'ÉCOUTE ACTIVE

La difficulté de la pratique de ce chant ne réside donc pas dans la production mécanique des harmoniques qui peut s'acquérir en quelques minutes, mais dans ce retournement de l'écoute, analogue à un saut qui oblige à s'entendre "autrement", depuis un autre "point d'ouïe". L'obstacle n'est donc pas proprement technique et sa solution réside simplement dans la pratique. Subtiles et évanescentes au début, les harmoniques prennent progressivement de la puissance, et lorsqu'elles sont perçues à volonté, alors ce sont elles qui guident l'aventure. En ce sens, travailler les harmoniques, c'est laisser l'écoute être travaillée par elles.


Musiciens Tuva
Vielle, luths et voix. Les instruments des steppes pour chanter les lointains.
TRADITIONS
Certaines cultures humaines ont particulièrement travaillé cette capacité que possède l'homme de se mettre à l'écoute du monde, des autres, comme de lui-même. Elles ont ainsi découvert les vertus de ce geste intérieur qui transmue le corps humain en une sorte d'antenne ultra-sensible, susceptible de capter des profondeurs différentes du spectre psychique selon la mobilité de l'attention. En usant du son et du silence, comme soutien pulsant, elles ont exploré cette mobilité, réalisant qu'elle offrait des possibilités méconnues, permettant à la conscience d'accéder à des dimensions d'elle-même jusqu'alors ignorées. Elles ont dessiné les cartes de cette exploration, mémorisé les étapes et les difficultés de l'aventure, et mis au point des modes de transmission. Ceux-ci ont traversé les siècles, constituant un témoignage humain d'autant plus exceptionnel qu'il est fort discret, tenant à la nature essentiellement orale et initiatique de ces traditions.

Pour une approche occidentale moderne, la difficulté réside dans le fait que ces arts témoignent d'un langage souvent énigmatique, qui peut nous paraître ésotérique, mythique ou religieux. Mais, si l’on prend les lois de la résonance comme traductrices, l'énigme s'éclaire comme par enchantement, révélant - sous diverses formes poétiques - un principe unique d'une grande simplicité, évident pour quiconque a une expérience intime de la musique.

De plus, ce principe est parfaitement accessible à notre pensée moderne affirmant, elle aussi, la nature vibratoire de toute matière. Si ces divers arts se présentent dans des espaces culturels, a priori étrangers les uns aux autres, ils témoignent pourtant d'une unité remarquable, partageant le même point d'ouïe sur la place de l'homme dans l'univers. Ainsi, depuis les profondeurs de la matière jusqu'aux raffinements les plus subtils de l'âme humaine, la résonance constitue la trame du monde, comme de la sensibilité; l'écoute est l'art de surfer sur l'onde et d'en découvrir de nouvelles perspectives. D’aventures, l’écoute offre la possibilité de traverser à l'oreille les frontières culturelles les plus éloignées pour y entendre un geste commun, celui de se mettre à l'écoute de cette pulsation intime du vivant qui permet de passer de la sensation d'être séparé à celle d'être relié.

POUVOIR DU SON
Maharadj de Kampur, maître indien du yoga de la résonance, affirme que le son agit pour l'esprit comme l'eau pour le corps et préconise le chant quotidien comme pratique d'hygiène psychique. D'essence temporelle, l'expérience du son permet à la conscience de quitter la fixité de son cadre réflexif ordinaire pour retrouver la dynamique pulsante de son propre flux. En synchronisant fonctions psychiques et physiques dans une attention fluide et sensible, cette pratique invite au geste intérieur où dedans et dehors retournent leurs coordonnées.
La cochlée
Cette spirale, si semblable à celle du coquillage, est une photo de la cochlée, organe nerveux baignant dans le liquide de l'oreille interne qui sert à transmuer les vibrations en perceptions sonores.

À cet instant, la conscience passe d'une position sourde - où le corps est vécu comme poids de matière, et la conscience comme isolée et séparée - à une position d'écoute ouverte - où le corps est vécu dans la légèreté audacieuse du souffle, la sensibilité entrant en sympathie spontanée avec ce qui l'entoure. Cela est rendu possible par la façon dont la résonance suspend l'expérience habituelle du temps linéaire pour introduire un temps pluriel, pulsatile, harmonique, entrelaçant des vitesses rythmiques différentes parfaitement emboîtées, des mises en boucle, des suspensions, des inversions temporelles, des condensations.
L'art musical est un art du temps psychique qui permet de dilater ce temps aux dimensions les plus vertigineuses tout en le concentrant sur les instants les plus infimes. Agissant comme une sorte de zoom temporel, l’art musical permet à la conscience de se glisser dans l'interstice du temps, du souffle, des pensées, pour y découvrir l'immensité au sein de laquelle tout cela a lieu et qui constitue la trame de tout : le royaume de la résonance.


ÉTHIQUE
Se sentir relié, c'est aussitôt participer de façon sensible à notre milieu, où notre simple présence suffit à exercer son influence, qui doit alors être assumée. L'écoute est un geste impliquant. Selon la perspective traditionnelle, la responsabilité est vertigineuse puisque le son est l'interface entre le monde et Dieu qui créa en usant de sa voix. Selon ce point d'ouïe, toute matière est intimement cette voix. Apprendre à écouter, c'est pénétrer dans cette intimité de la création où les formes deviennent des forces, les pensées des possibilités créatrices, les sentiments leur donnant couleur, profondeur et promesse de fruits, un monde brillant aisément des reflets du divin. Les yogin expérimentés rappellent que le monde intermédiaire présente plusieurs risques. Par exemple, tout ce que l'on y pense s'y matérialise aussitôt, avant même de s'en rendre compte, donnant jusqu'à l'illusion temporelle d'y être depuis toujours ! Et le risque de se tromper de réalité est finement conté par ces sages.
La profusion créatrice du monde intermédiaire est naturellement mise en ordre par le pouvoir du son, c’est le secret des nada-yogin transformant alors cette dynamique en pouvoir de concentration. C'est là aussi que la question éthique de l'usage de ce pouvoir se pose, en corrélation avec l'approfondissement de la notion d'écoute qui n'implique pas seulement soi, mais les autres, la communauté des êtres sensibles. Cette transmission de la responsabilité concerne le coeur de l'initiation, que des siècles de tradition ont façonné comme l'écrin de leur véritable trésor.

LA TRAME VIBRATOIRE
Parmi les 108000 yogas dont l'Inde affirme être détentrice, il en est un qui concerne le son: le nada yoga, ou yoga de la résonance (nommé Shabd Yoga dans la tradition sikh). Étroitement relié à la tradition tantrique - qui explore la dynamique énergétique de tous les étages corporels - le yoga du son se fonde sur le postulat que la nature du monde est purement vibratoire; il résulte à tout instant des interférences harmoniques émanant du son primordial : le OM cosmique, nommé Shabdabrahman. Ainsi, le nada yogi est invité d'abord à exercer son écoute des sons habituels, produits par la nature ou les humains (écouter un concert de grenouilles, le grondement de l'orage ou porter son attention sur les inflexions de la voix humaine peut faire partie des exercices préliminaires, comme la répétition des mantras). Ensuite, il est invité à se mettre à l'écoute du silence, afin d'y entendre ces mystérieux nadas qui constituent la trame de l'univers, comme du corps humain.
Ces nadas sont des sons se tenant à la frontière de l'audible, ils ne sont pas le produit d'un quelconque frottement ou frappement, auto-engendré, et les indiens leur donnent le nom du Shakra du Coeur : Anahata, signifiant non frappé.

Au début de la recherche, l'imperceptible présence pulsante des nadas reste en arrière plan de la conscience, jusqu'à ce que le méditant réalise qu'ils sont plus proches de lui que lui-même, puisqu'ils constituent justement la trame dynamique de cette conscience. Tout événement psychique est sous-tendu par l'activation d'un nada, que l'on n'entend pas habituellement mais qui produit un effet de conscience.


Ascète tantrique
Rare photo d'un yogi tibétain pratiquant le Chöd, rituel d'offrande réalisé dans les cimetières. Il tient dans sa main droite un double tambour à fouet, sensé représenté le claquement de la foudre et dans sa main gauche, une trompe taillée dans un fémur humain, dont le son a la vertu de subjuguer les démons.
LE SON DU SILENCE

L'objectif du nada yogi ne s'arrête pas à ces perceptions subtiles, qui doivent devenir de simples supports pour que la conscience apprenne à changer de point d'appui vibratoire, à devenir flexible, à surfer afin d'explorer la richesse des possibilités inouïes qui peuvent naître d'un simple silence attentif. Ultimement, la pratique s'accomplit lorsque la conscience réalise qu'elle n'est pas seulement constituée des effets vibratoires spectaculaires et changeants qui prennent ordinairement toute son attention, mais qu'elle est le silence d'où émergent mystérieusement les nadas, silence éternellement identique à lui-même,  au sein duquel toutes ces manifestations sont possibles... C'est en cet accomplissement que le yogi atteint l'ultime libération. Dans la perspective tantrique, cela correspond à l'éveil de l'énergie endormie dans le bas de la colonne vertébrale, qui se dresse en traversant les sept chakras du corps subtil jusqu'au sommet du crâne, le lotus aux mille pétales.   

LA VOIX DE DIEU
La Kabbale est une tradition juive qui se fonde sur le postulat que l'univers est créé par la voix de Dieu. Elle postule aussi que la Torah est comme la partition de cette création et que «Écoute Israël» constitue l'avant-premier de tous les commandements. Héritière des anciennes traditions mystiques de la tradition juive, elle apparaît au moyen-âge, en Provence et en Espagne, à l'époque des troubadours.
La Kabbale se fonde sur une approche singulière de la langue, considérant que le plus petit élément signifiant n'est pas le mot, mais la lettre. Chacune des lettres de l'alphabet possédant un sens symbolique propre et une valeur numérique. Il devient ainsi possible de pénétrer le sens global d'un mot en le lisant comme la conjonction de plusieurs valeurs entrelacées; ce mot étant relié avec d'autres mots possédant les mêmes lettres, dans un ordre différent, ou les mêmes valeurs numériques. Ainsi, le texte de la Torah devient l'enjeu d'une relecture où le potentiel de signifiance ne s'arrête pas au sens linéaire, mais rapproche les lointains en se déployant dans les interrelations secrètes que les lettres des mots, par delà les limites des phrases et des chapitres, entretiennent entre elles.
De la même façon que la vibration d'une corde de harpe excite la vibration de certaines de ses autres cordes - selon des rapports de sympathie harmonique - chaque mot est en relation intime avec plusieurs autres, ce qui amplifie la signifiance de chacun. C'est donc, selon cette poétique, en explorant la trame vibratoire qui sous-tend la partition de la création que les kabbalistes déconstruisent l'écorce du sens littéral pour entrer en relation pulsante avec la sève même de l'Arbre de Vie : la Voix originelle.


Le joueur de sophar
Instrument rituel majeur de la tradition juive, la corne de bélier rappelle l'animal sacrifié à la place d'Isaac. Associé au Jubilé (qui symbolise le degré zéro de la création), le sophar marque les moments majeurs de la liturgie en  représentant, selon la kabbale, la matrice sonore de la création.
Cette Voix est non seulement la dynamique vibratoire qui permit l'émergence de l'univers, mais aussi celle qui sous-tend le surgissement de tout instant. Ainsi, se placer à l'écoute de cette Voix, c'est s'introduire dans le courant de la création et entrer en interaction avec Elle. C'est là une responsabilité vertigineuse, expliquant la dimension initiatique qui interdit, par exemple, d'étudier la Kabbale avant l'âge de 40 ans et en l'absence d'un maître qualifié capable de vérifier l'attitude éthique de ses disciples.




L'ARBRE DES SONS
L'approche du langage de la Kabbale se fonde sur un modèle cosmologique de la diffraction sonore, sous la forme d'un arbre cosmique ayant pour fonction de conduire et de doser l'influx du créateur au sein de sa création. Ainsi, le sommet de l'arbre reçoit-il l'influx sous la forme d'une Voix silencieuse qui prend, par degré, sa consistance sonore. Celle-ci passe par un état paradoxal, à la fois audible et inaudible (la « Voix de fin silence » que le prophète Élie entendit), pour advenir en cette « Voix de Jacob » qui retentit depuis le coeur de l'arbre, vibrant jusque dans ses racines. Or, en cet ultime degré - les racines - se joue un mystère, qui est à la fois celui de l'écoute et de la fécondité cosmique. La tradition le nomme Malkout, la Souveraine et révèle la dimension féminine de cette épouse de Dieu qui règne aux fondements de l'Arbre cosmique.

LE FÉMININ
Cette introduction du Féminin dans la sphère divine par les rabbins se fait en même temps que les troubadours centrent leur poésie sur la Dame, qui donnera bientôt ses traits au culte grandissant de la Vierge Marie. Cette naissance occidentale et cette résonance entre les deux courants culturels, permettent de mieux entendre l'influence que la Kabbale exercera sur les penseurs chrétiens de la Renaissance, qui liront avec stupéfaction « le Livre de la Splendeur », « le Livre de la Formation », « le Livre de la Lumière », découvrant soudainement une nouvelle chambre d'écho qui leur permet d'entendre autrement leur propre héritage chrétien. Cette influence, jusqu'à nos jours, joua plus ou moins implicitement dans divers courants, dont la Franc-maçonnerie, avant de redevenir explicite sur la scène philosophique contemporaine avec le travail de Guershom Scholem - relayé par Moshe Idel - et l'intérêt que lui portent des philosophes comme Martin Buber, Claude Vigée, Marc-Alain Ouaknin ou Patrick Levy.





L'OFFRANDE DES RYTHMES
Le chamanisme a le privilège de nous renvoyer loin dans les mémoires ancestrales, aux temps où les arbres, les sources, les vents et les animaux parlaient : le temps des mythes. Comme pour toutes les traditions des Arts de l'Écoute, le chamanisme pose le son comme la substance la plus précieuse de l'univers, puisqu'elle sert d'interface entre le monde visible et le monde invisible. Matière première du chaman, le son de sa voix, celui de son tambour et de ses clochettes, sont autant d'éclats de cette substance dont les esprits raffolent et que le chaman leur offre en sacrifice, en échange de leur action bénéfique.
Tout le chamanisme pourrait ainsi être réductible à une vaste économie d'échange poétique entre les deux mondes, dont les chants et rythmes ancestraux constituent les articulateurs. Mais ceci n'est tenable qu'à condition de considérer une poésie censée avoir des effets sur le réel, une parole s'adressant - par delà la conscience - aux strates les plus profondes de l'inconscient, et capable de le mettre en mouvement. Une poésie opérative. Mais aussi une poésie tragique, car il ne faut pas oublier que le chamanisme, confronté aux puissances mimétiques du monde animal, est un monde de combat spirituel, semblable à la vie des chasseurs-cueilleurs que furent, un jour, nos ancêtres.

Le chaman entre les mondes
Comparer cette représentation d'un chaman amérindien avec la photo ci-dessous, représentant le Dieu Kernunos de la tradition celtique. Qu'il soit d'Amérique, d'Europe ou d'Asie, c'est de savoir participer des autres règnes de la nature que le chaman tient sa place, ambivalente, d'interface entre les mondes.

Chaman de Sibérie
Vêtu de son habit rituel et tenant son tambour, qui est aussi sa monture pour voyager dans l'autre monde, son Cheval céleste

L'ARBRE-TAMBOUR
Définir les limites du chamanisme est impossible, vu que ce terme d'usage universitaire recouvre des centaines de pratiques différentes propres aux peuples premiers, depuis l'Australie à la Terre de Feu en passant par la Sibérie et le Groenland. La grotte des Trois Frères en Dordogne semble montrer que nos ancêtres pratiquaient le chamanisme, et bien des traditions populaires européennes (contes et fêtes saisonnières) en gardent des traces précises. Mircea Eliade y reconnaît partout la présence de l'Arbre Cosmique chargé de relier le ciel et la terre, celui que l'apprenti chaman du Népal doit grimper les yeux clos (aveuglé symboliquement), pour devenir maître du tambour que son initiateur a préalablement posé au sommet. Ne plus voir pour entendre est un aspect que l'on retrouve en de nombreux mythes grecs, comme celui de Tirésias ou d'Orphée (dont les origines chamaniques sont évidentes).

LE RETOUR DU CHAMAN
Il ne faudrait pas croire que le chamanisme est réservé aux périodes archaïques de l'histoire, vu qu'il témoigne d'une présence indéracinable, capable de s'adapter à l'univers urbain avec une plasticité incomparable (les banlieues de Mexico ou de Moscou sont aujourd'hui florissantes). Il peut même muter sous cette forme de néo-chamanisme que le mouvement Nouvel-Âge goûte particulièrement. Carlos Castaneda joua un rôle essentiel dans ce domaine : le témoignage de sa relation avec un Brujo Yaqui du Mexique influença des milliers de jeunes occidentaux dans les années soixante. Si les diverses formes de néo-chamanisme ressemblent souvent à une caricature, elles témoignent d'un des effets de la mondialisation et de la souplesse avec laquelle la tradition la plus ancienne peut prendre les habits du siècle. L'engouement soudain des adolescents modernes pour le djembé africain et le didgeridoo australien (trompe rituelle aborigène impliquant la technique du souffle continu, considérée par certains comme le plus ancien instrument de la planète), témoigne clairement du fait que le chaman n'est pas si loin que l'on pourrait croire.

L'ENTRE-DIEUX
Hermès est le Dieu des avocats et des voleurs, des marchands et des voyageurs, de tous ceux qui fréquentent les entre-deux et qui ont besoin de manier la parole avec finesse et dextérité. Il est aussi celui qui conduit l'âme dans l'autre-monde. Messager des Dieux, il est le médiateur, le principe de la transition entre les mondes, entre les Dieux et les Hommes, entre les dieux et les Dieux. Il est l'entre-dieux. C'est lui qui inventa la première Harpe, qu'il offrit à son grand-frère Apollon pour se faire pardonner de lui avoir dérobé son troupeau de bœufs. Charmé, Apollon lui donna une baguette d'or, qui servir bientôt à départager deux serpents en train de se battre. C'est ainsi que naquit le Caducée, antenne vibratoire susceptible de révéler des secrets que seuls les serpents connaissent. La connaissance contre la musique ? C'est la même harpe qui permit à Orphée d'ouvrir, plus tard, les portes des enfers.



Le dieu de l'entre-deux




Hermès Trismégiste
Initiateur de l'Alchimie, il tient dans sa main droite un instrument symbolisant l'Harmonie de Sphères, tandis que le Soleil et la Lune représentent les puissances fondamentales que l'alchimiste doit savoir apprivoiser pour accomplir le Grand-Œuvre.

L'ALCHIMIE
La tradition alchimique revendique Hermès Trismégiste comme son fondateur mythique. L'ambiguïté du personnage laisse présager de la nature de la connaissance alchimique, scellée comme une énigme dans un jeu de signes et d'intersignes, de symboles et de légendes à clefs. Mais l'alchimie, en accord avec la Musique des Sphères, se nomme elle-même Art de Musique et témoigne (Eugène Canseliet) que durant la cuisson de la matière lors du Grand-Œuvre, le four hermétiquement clos se met à vibrer en changeant de note, montant progressivement la gamme jusqu'à l'instant majeur de la naissance de la pierre philosophale.

Cet art de l'écoute concerne ici la fécondité cachée dans les entrailles de la terre, et dont les métaux témoignent d'une maturité avancée dans le règne minéral. L'œuvre consiste à accélérer le travail de la nature dans le laboratoire, en faisant mûrir le métal jusqu'à son état le plus pur: l'Or.

Représentation hermétique du drame de la Genèse
Inspirée du visionnaire Jacob Boehme (fin XVI° siècle) qui accorde à l'écoute une fonction essentielle : "Ouvrez bien vos oreilles; délivrez-les une heure seulement, de l'égoïsme, et vous percevrez le son en vous, et il résonnera à travers toute chose, jusqu'aux extrémités de la terre, mais nulle volonté personnelle ne l'entendra".


LES TRACES D'HERMES
L'hermétisme ne concerne pas que le travail en laboratoire, il influence largement la pensée de la Renaissance (Raimon Lulle, Paracelse, Marcile Ficin, Pic de la Mirandole, Jacob Boehme) et du XVII° siècle. Ainsi Iohanes Kepler s'appuie sur la tradition pythagoricienne pour découvrir les lois du mouvement des planètes, et Isaac Newton tire de l'Alchimie l'intuition de la gravitation universelle. La tradition hermétique perdure sous la forme de courants ésotériques (Rosicruciens, Franc-Maçons) et philosophiques jusqu'à nos jours. On peut ainsi considérer comme hermésien le travail de Jacques Lacan, usant du jeu de mot dans une approche si semblable à la cabale phonétique ou langue des oiseaux, par où les alchimistes scellaient leurs secrets. De même pour la pensée de Michel Serres, explicitement hermésienne. De fait, les préoccupations postmodernes sur la nature du langage et de la communication, amplifiées par la galaxie d'Internet, témoigne d'une ère hermésienne majeure. Le Dieu de l'entre-deux a de beaux jours devant lui.



La structure harmonique du cosmos
C'est en tentant d'adapter le modèle pythagoricien de la "Musique des Sphères" au rapport entre les planètes que Iohanes Kepler - scientifique hors du commun - découvrit la trajectoire elliptique des corps célestes.



AMOR

Guillaume d'Aquitaine (1071-1127), premier d'entre les troubadours, ouvre une aventure poétique qui prendra comme un incendie à travers l'Europe entière. Centrée sur la Dame comme référence absolue, cette quête littéraire et musicale fait ainsi passer la notion d'amour - jusqu'alors réservée à la sphère du divin - dans le domaine de l'humain.
On a dit des troubadours qu'ils "inventèrent l'amour", ce qui signifie en fait qu'ils en firent l'objet de toute leur attention, en révélant les perspectives merveilleuses et tragiques que l'amour prend lorsqu'il implique le désir dans le labyrinthe des passions. Ici la poésie quitte le latin, pour être entendue par tous. Mettant en scène le "Je", elle fait les premiers pas dans le mystère de l'intériorité sensible, frayant ainsi les chemins que prendront la Renaissance et la modernité.


Ma parole sera pur néant
Chevalier trouveur de la poésie troubadour, c'est sur ces mots abrupts (qui préfigurent Maître Eckhart) que Guillaume d'Aquitaine ouvre le cycle d'une parole amoureuse qui bouleversera les moeurs de l'Europe.




JOY

En chantant aussi bien l'amante que la fée, Guillaume met le féminin dans une perspective nouvelle. La tension entre amour mystique et désir charnel devenant celle de la corde du luth, c'est en ce grand écart que l'écoute collective se met alors à vibrer. Elle implique un art de vivre singulier - le Joy - dont la Joie constitue le foyer, impliquant une connaissance fine du désir et de ses pièges. Si les troubadours chantèrent la Dame pour des raisons hautement diplomatiques - comme étant le plus pur joyau du Seigneur du lieu - l'événement inattendu fut que la Dame prit la parole pour leur répondre, et c'est de ce dialogue dont témoignent les "Cours d'Amour", où hommes et femmes firent du désir et de l'amour la question centrale, et abyssale, d'une éthique nouvelle : l'amour courtois. Une véritable mutation collective des moeurs, jusqu'alors largement barbares.


À mon seul désir
Les cinq premier tableaux de la Dame à la Licorne, dédiés aux cinq sens, sont muets. Seul le sixième "parle", révélant le secret intime du sixième sens, symbolisé par le contact de la Dame avec la Licorne.

TROBAR CLUS

Art poétique de la métaphore cachée, le Trobar Clus implique l'entendement subtil, fondé sur un double ou triple langage où le charnel et le spirituel échangent leur visages. Curieusement, on retrouve cela aussi bien chez troubadours Ashik (Amoureux) d'Anatolie et les troubadours Bauls (Inspirés par le vent) du Bengale, au même siècle et avec des similitudes troublantes. Ces faits soulèvent bien des questions sur les curieuses fécondités simultanées de l'histoire humaine. Trobar signifie "Trouver", et cette trouvaille constitue l'enjeu de la quête, et de l'énigme. Les diverses versions de la Quête du Graal en constituent un exemple étincelant. Ainsi l'art poétique n'est point seulement art de l'ornement esthétique, mais bien une véritable pratique de l'esprit, un art de l'écoute poétique qui met le verbe en contact ultra-sensible avec les nervures de l'incarnation.



Hildegarde de Bingen
Visionnaire mystique, compositrice et poétesse de haute volée, incarnation remarquable de la Dame qui inspirera Saint-Bernard et Dante.
HÉRITAGES

Si l'on a voulu tempérer cela en affirmant que cette mise en présence de la Dame fut plutôt théorique que réelle, dans une société largement machiste, c'est en oubliant le phénomène mystique qui hérita directement du lange et du style des troubadours : les Béguines. Ces femmes qui, vivant en communautés charitables, payèrent du bûcher leur affirmation qu'elles n'avaient point besoin d'intermédiaires-prêtres pour rencontrer le mystère divin. Il y eut aussi Hildegarde de Bingen, dont la haute stature spirituelle - largement méconnue - semble une incarnation parfaite de la Dame. Visionnaire mystique, elle composa des poèmes chantés d'une beauté singulière. Elle fit aussi des recherches en botanique, en médecine, e éducation et joua un rôle politique remarquable en communiquant avec Saint Bernard, le Pape et plusieurs grands de ce monde.

Il demeure que le plus grand héritage des troubadours est aussi et surtout populaire avec la chanson d'amour, depuis ces temps jusqu'à nos jours.



UN CHAMAN MATHÉMATICIEN
Pythagore a de la chance : il n'a laissé aucun écrit, ce qui permet de lui prêter toutes les merveilles. Créateur du mot philosophie, on lui doit le fameux théorème, le modèle de la gamme occidentale, le modèle de la Musique des Sphères et la place centrale donnée au nombre et à la mesure.
Mi-mathématicien, mi-chaman, la légende raconte qu'en entendant un jour les bruits d'une forge, il eut l'intuition du rapport entre les nombres et les hauteurs de sons. Est-ce en son honneur que l'on nomma étrier, marteau et enclume les trois osselets de l'oreille interne, ou plus simplement parce qu'ils ressemblent effectivement à ces trois objets ? Le réel et le mythe se mêlent aisément, avec Pythagore.


LA MUSIQUE DES SPHÈRES
Pythagore calcula les rapports de nombres qui structurent la gamme diatonique (do, ré, mi, fa, sol, la, si, do), y découvrit une coïncidence numérique improbable (7/12), aux résonances symboliques majeures.



C'est ainsi qu'il affirma que l'univers est organisé par une musique silencieuse, réglant les rapports harmoniques entre les corps célestes : la Musique des Sphères. Il affirmait aussi que l'ascèse permettait de l'entendre, et il imposait cinq années de silence à ses élèves débutants, afin de leur former l'oreille. Il leur interdisait aussi de le voir en chair et en os (ils entendaient sa voix uniquement derrière un rideau), favorisant au maximum le développement de l'écoute attentive.
Apprendre à entendre, avant de voir, Pythagore était sûr de son fait.

ORPHÉE
Le philosophe semble ici résonner avec le mythe d'Orphée, musicien magicien à qui les dieux des enfers demandèrent de ne pas se retourner pour voir Eurydice. Pythagore doit beaucoup à l'Orphisme, dont l'influence fut contemporaine de son enseignement. Cette nouvelle religion se manifestait sous la forme de groupes de prêtres errants, vêtus de lin blancs, détenteurs d'incantations magiques rapportées de l'autre-monde par leur héros, et transcrites selon les modes de la célèbre harpe.
Le voyage d'Orphée, ouvrant par la musique les portes de l'autre-monde en échangeant son chant contre la vie d'Eurydice, semble d'ailleurs calqué sur le voyage chamanique, chargé de guérir un patient dont l'âme est emprisonnée par les esprits. Inutile de rappeler la célébrité d'Orphée dans l'histoire occidentale. Il est le chaman ancestral qui rôde dans les coulisses de l'opéra, de la poésie, de la littérature, du théâtre, du cinéma. On peut l'imaginer contemplant, sidéré, les aventures spectaculaires de ce peuple d'Occident qui fit de lui, dès le début, une sorte de pré-Christ parmi les païens. Sa persistance symbolique joua aussi largement dans l'ésotérisme, en complicité avec l'hermétisme.
 

La lyre
Cette lyre construite à partir d'une carapace de tortue est celle qu'inventa le dieu Hermès pour Apollon, et que ce dernier offrit à Orphée.



La mort d'Orphée
Orphée tenant sa lyre, tué par les ménades armées de lances.
D'HIER À AUJOURD'HUI
Avec la Musique des Sphères et le nombre comme principe, Pythagore savait-il qu'il posait les fondements conceptuels du berceau de la culture occidentale ? En tous cas, c'est au son de cette musique céleste (chrétiennement transmuée en "Choeur des Anges") que l'Occident naquit. Le modèle connut un incontestable succès à la Renaissance et au XVII° siècle (Tycho Brahe, Kepler). Sa puissance poétique continue d'inspirer bien des courants de pensées, autant en musique qu'en poésie, ou dans les rituels de la Franc-Maçonnerie. Les anciens tailleurs de pierres construisaient leurs cathédrales à partir des lois de la Harpe céleste - depuis les règles de mesures de l'édifice jusqu'aux symboles ornementaux - comme l'Étoile Flamboyante qui était le signe de ralliement des Pythagoriciens. Quand à la fécondité du concept nombre, l'évolution de la technologie et notre époque de numérisation massive témoignent clairement de sa fécondité, parfois inquiétante.





Ostad Elahi
Lorsque Ostad Elahi prenait son luth, une colombe passait la fenêtre, se posait près de son lit, restait immobile à l'écouter, et s'envolait à la dernière note. Cette histoire n'est pas tiré d'un ancien conte persan, elle est effectivement arrivée à ce maître soufi de l'Iran contemporain, mort ehttp://www.blogger.com/blogger.g?blogID=7500952662618442710#editor/target=post;postID=8606834837372182555n 1974. Considéré - dès son plus jeune âge - comme un virtuose du luth tanbûr et un musicien d'une inspiration exceptionnelle, des milliers de disciples accompagnèrent sa dépouille vers son tombeau, devenu aujourd'hui un haut lieu de pèlerinage.
LE SAMA DE LA COLOMBE

Ostad Elahi (photo à gauche) témoigne d'un exceptionnel niveau de sama. Ce mot arabe signifie l'Écoute en écho au shema hébraïque. Le sama désigne à la fois le rituel, musical et rythmique, et l'attitude intérieure de réceptivité à l'influx divin. La tradition soufie partage avec la tradition hébraïque ce postulat poétique qui fait du monde la matérialisation de la voix du Créateur, plaçant l'écoute comme la porte d'entrée vers l'intimité de la Présence. Tous les pratiquants soufis ne sont pas des virtuoses du tanbûr, mais tous connaissent la vertu du souffle rythmique pour transmuer le corps en onde dansant dans le flux divin. Jalâl al-Dîn Rûmi (Turquie) consacra ses plus beaux poèmes à la contemplation de cette beauté, sous la métaphore de la flûte de roseau.
Si la tradition soufie a généré des théologiens d'une subtilité et d'une richesse incomparable (Ibn 'Arabî), sa voie d'entrée n'est pas limitée à l'intellect, elle est fondée sur le transport amoureux (Rûmi). La Voix qu'il s'agit d'entendre est celle du Bien-Aimé et seule la force irrésistible de l'Amour, alors éprouvé, peut libérer l'âme de ses attaches charnelles et psychiques, lui permettant alors de communier à cet Amour brûlant par lequel le Créateur insuffle, à tout instant, la Vie à sa création.
 
LE NOM SECRET
La dimension paradoxale de la pratique, stimulant le corps rythmiquement, parfois jusqu'au paroxysme, tout en impliquant l'intériorisation de l'attention, permet à la conscience de se propulser rapidement hors de ses limites ordinaires. Cette extase est alors polarisée par la répétition rythmique d'un, ou plusieurs, des quatre-vingt-dix-neuf Noms de Dieu, correspondant à quatre-vingt-dix-neuf attributs d'Allah. La puissance des élans du cœur, tant dans leur flux que leur reflux, peuvent soulever l'âme jusqu'en un lieu de souverain silence. Là, les 99 Noms de Dieu cèdent la place au 100 ième : le Nom secret, Celui que nul ne connaît sinon l'âme qui en est infusée, miraculeusement délivrée de ses opacités...

Les 99 Noms de Dieu
La Rosace des 99 Noms de Dieu, illustre autant d'attributs : Le Dieu Absolu qui se révèle, Le Miséricordieux, Le Souverain, L’Infiniment Saint, etc. Le 100° Nom est au-delà de tout attribut. Il désigne par son secret, ce qui échappe à toute conceptualisation, la transcendance absolue.

LA VOIX DU BAMBOU

Lorsque les samouraïs au chômage ne devenaient pas brigands de grands chemins, ils devenaient moine zen. C'est ainsi que bouddhisme japonais prit cette forme martiale et austère (bien qu'elle ne manque pas d'humour) à l'époque Meiji, forme qu'elle garde aujourd'hui sans que les siècles n'aient l'air de l'affecter. Parmi les diverses écoles, il en est une qui a réussit à condenser la totalité de l'enseignement du Bouddha, ainsi que des pratiques d'éveil, dans le simple son d'une flûte de bambou. On l'appelle l'école Fuke, et la flûte s'appelle Shaku Achi. Les moines qui se dédiaient à cette Voie du souffle pur, les Komuzo, portaient un masque d'osier cachant leur visage, afin de rester dans l'anonymat propre au Vide fondamental. Il allaient par les chemins pour mendier leur nourriture en échange du son de la flûte, dont la simple audition est sensée apporter toutes les bénédictions, et même de provoquer l'Éveil du Bouddha chez l'auditeur.
 


Komuzo
Statuette représentant un Komuzo qui joue de la flûte le visage recouvert d'un panier d'osier. L'occultation de son visage renvoie à l'expérience de la Vacuité originelle.


LA NATURE DU VIDE
La musique composée pour cette flûte, inspirée des forces naturelles, est d'une subtilité incomparable. En un seul souffle, le son passe par des nuances et des modulations d'une finesse remarquable, des déchirements abrupts, des cris sauvages, des envols d'oiseaux, des feulements de vent. Naissant de rien pour aller à rien, un seul souffle condense la totalité de la destinée humaine, et c'est de ce rien que le musicien vient plonger son inspiration, donnant à chaque nouvelle note l'énergie de la naissance du monde. Condensant toute sa pratique dans la maîtrise de son souffle, le Komuzo revient à l'enseignement originel du Bouddha, qui recommande de poser toute son attention sur les va-et-vient spontanés de la respiration. Rendre sonore cette spontanéité, sans la perdre, c'est rendre audible ce que l'âme éprouve dans ce retournement où elle se découvre soudain pure vibration dans le silence... Un saut immobile. « Bondir comme un tigre assis »...

 

La flûte Shakuhachi
La fabrication de la flûte nécessite plusieurs années, lui donnant une valeur parfois inestimable, selon la réputation de l'artisan. "Shakuhachi" signifie une longueur (52 cm), bien qu'il existe des flûtes plus longues, comme nous le montre ici Akikazu Nakamura.

Lorsque les Komuzo rencontraient leurs anciens collègues, les brigands, ils n'avaient pas le droit de se servir d'une arme pour se défendre. Mais on raconte qu'alors la flûte, robuste bambou taillé dans la racine même de la plante, se transformait aisément en massue redoutable. Les voies de l'Éveil étant aussi impénétrable qu'un paradoxe, écouter Goro Yamaguchi - merveilleux flûtiste japonais considéré comme « Trésor national vivant » - suffit à convaincre quiconque douterait encore que l'éveil se tient bien tout entier dans une simple tige de bambou.

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