samedi 9 juin 2012

La presse féminine palestinienne se dévoile

Rapports sexuels, contraception, viols ou crimes d’honneur… Un magazine féminin révolutionne l’image de la femme palestinienne. Lilac a récemment franchi un nouveau cap: une couverture en bikini d’un mannequin local. Mais en Terre Sainte, même un bout d’étoffe ramène à la politique…

montage Slate.fr - montage Slate.fr -


En arabe, les lettres arrondies de Lilac s’enchevêtrent comme les courbes pulpeuses d’un corps féminin. Le magazine est né au début des années 2000 et se vend désormais à plus de 20.000 exemplaires chaque mois. En septembre 2011, le magazine fait sensation: pour la première fois, un top model arabe pose en bikini sur une couverture décomplexée. La «Bar Rafaeli» palestinienne s’appelle Huda Naccache. Elle a 22 ans et vient de Haïfa, dans le nord d’Israël.
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La top et le journal ne sont pas vraiment «palestiniens» au sens strict parce qu’ils ne sont établis ni en Cisjordanie, ni à Gaza, mais à l’intérieur d’Israël. Et qu’à ce titre, Lilac est pleinement influencé par un libéralisme à l’occidental qui est aussi une facette de l’Etat hébreu.
Oui et non. 
Les femmes, issues de cette minorité palestinienne forte d’un 1,5 million de membres qui n’a pas fui en 1948, restent soumises dans de nombreux domaines aux mêmes blocages que celles de l’autre côté du mur, en Cisjordanie. A peine 25% des Arabes israéliennes travaillent. Conséquence à la fois d’un manque d’intégration sur le marché du travail juif israélien et d’un schéma familial qui reste patriarcal.
Le clan Mashour prend le contre-pied. Le père, «féministe» convaincu, refuse la règle de l’héritier à tout prix. «Après avoir eu deux filles, mes parents ont décidé de ne pas s’obstiner à essayer de donner naissance à un fils. Ils nous ont élevé ma sœur et moi pour qu’on puisse prendre la suite de l’entreprise», explique Yara, 37 ans, célibataire, débardeur et jean slim, et rédactrice en chef de Lilac. Pour son magazine, elle n’a qu’une seule ambition: les défis en terra incognita:
«Huda a posé en bikini. Dans le dernier numéro, elle a enfilé de la lingerie fine. La prochaine fois, elle sera nue!»

Un bikini politique

En septembre dernier, la  couverture-bikini déclenche une tornade sur Internet et dans les médias arabes, comme la chaîne de télévision Al-Arabiyya. Si la blonde en bikini est loin d’être une image nouvelle dans l’espace public, c’est la beauté arabe en maillot sexy qui l’est beaucoup plus. Mais la «révolution du bikini» n’a pas été très bien accueillie dans les pays du Golfe, et de manière plus surprenante dans la diaspora palestinienne. Le maillot a vite été éclipsé par une indignation toute politique, explique Yara Mashour:
«Le problème n’est pas le bikini en lui-même. Ce qui a provoqué la colère est que ce soit une Arabe-israélienne qui ait dépassé ce tabou. Cela revenait à dire selon eux: eh regardez! Les Palestiniennes en Israël ont plus de liberté que leurs consœurs en Cisjordanie et à Gaza. Alors forcément, ma couverture ne pouvait que cacher une manœuvre de communication israélienne.»
Yara Mashour n’en a cure, mais elle déplore que dans monde arabe en général, et le Moyen-Orient en particulier, la femme palestinienne peine à exister en tant que telle:
«Lorsqu’on parle des Palestiniens, tout ce qui sort du spectre du conflit et de la lutte nationale est tout de suite mal perçu. En particulier si cela vient de nous, les Arabes-israéliens
Pour la rédac’chef, ces derniers continuent de payer leur «péché originel»: celui d’être restés en 1948 et donc d’avoir aujourd’hui la citoyenneté israélienne.
«On devrait rester discrets, ne pas faire parler de nous. Mais les femmes palestiniennes d’Israël ont aussi leur mot à dire
Et elles ont frappé fort. Un mannequin arabe en bikini en couverture d’un magazine publié, qui plus est, dans sa communauté, la démarche est inédite. Même le Liban «libéral» n’a pas encore sauté le pas. Passage en revue.

Du «Djihad cosmo» au «Playboy» arabe

En mars 2011, en plein Printemps arabe, le géant féminin américain Cosmopolitan lance une édition pour le Moyen-Orient. Si l’on a l’habitude de voir des images de mannequins peu vêtues côtoyer sur les murs libanais le portrait du leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, on a plus de difficultés à imaginer une couverture annonçant  les «secrets sexuels explosifs d’un transexuel» dans les rues de Riyad… Le poids lourd de la presse féminine «made in USA» s’est engagé à adapter son format aux «sensibilités locales». Mais pour l’instant peu de beautés moyen-orientales font les couvertures…
Ce n’est pas le cas du magazine féminin qatari, Jamila. En mars 2010, il dédie sa une à la première femme nommée juge de l’émirat, Sheikha Maha Mansour al-Thani. Pose de star, mains manucurées, elle porte le voile des pieds à la tête… Pas de bikini, mais une touche «décontractée»: la moitié de sa chevelure à découvert.
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Une image impossible à trouver dans le magazine féminin lancé par… al-Qaida: Al-Shamikha («la femme impériale»). Un «Jihad Cosmo» fondé en mars 2011 qui mélange des interviews «exclusives» de femmes de «martyrs», le guide du (de la) bon(ne) kamikaze, des conseils éducation pour élever un moudjahidin et même une colonne beauté: garder une «peau nette sans imperfection» grâce au hijab…
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A l’opposé, Beyrouth a lancé le premier «Playboy» arabe en 2008. Le magazine Jasad («corps» en arabe) vise à «casser les chaînes» des tabous du corps et du sexe. La couverture reste chaste mais suggestive comme celle-ci dévoilant un corps nu sous un drap de soie.
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Le magazine est vendu au Liban dans des enveloppes fermées pour contourner la censure. Plus que les photos, ce sont les textes qui créent la controverse: «Nous parlons de sexe sans tabous, comme  la virginité des femmes avant le mariage ou l’homosexualité», expliquait la rédactrice en chef et poétesse, Joumana Haddad, sur France Culture, en février 2012.
Une démarche pionnière bien que l’édition soit au chômage technique depuis des mois:
«Les annonceurs refusent de mettre des publicités dans notre magazine qu’ils considèrent trop osé. Mais le problème n’est pas le corps de la femme. On le voit partout à Beyrouth. Notre particularité est que nous ne l’utilisons pas pour vendre un produit. Notre objectif est que le corps kidnappé reprenne le pouvoir, en particulier celui de la femme.»

Lilac ou l’évolution d’une société

A Nazareth, Lilac se défend d’utiliser le bikini à des fins uniquement commerciales. Pour la rédactrice en chef Yara Mashour, le magazine laisse la part belle à l’écrit pour défier tous les interdits. En voici quelques-uns:
  • L’insémination artificielle hors mariage: «Le témoignage d’une femme célibataire a beaucoup choqué. Car il égratigne deux fondements de notre société: le mariage et la famille.»
  • L’échangisme: «Il y a quelques années, j’ai écrit un papier sur le phénomène des couples échangistes à Nazareth qui se retrouvent dans des clubs privés. Ils ne sont pas nombreux mais ils existent.»
  • Les adorateurs de Satan: «Personne ne se doutait que cela pouvait exister à l’intérieur de notre communauté. Il s’agit d’un petit groupe de personnes (peut-être 50 au plus) qui s’adonnent à des rites brutaux, à des sacrifices.»
  • Le viol collectif. Yara Mashour s’est intéressée à une série turque, Fatmagul, qui connait un énorme succès auprès des jeunes Arabes israéliennes. Au début de la série, une jeune fille est violée par un groupe de garçons. Elle se voit contrainte d’épouser l’un de leurs complices. La jeune femme éprouve logiquement une aversion pour son mari. «Les filles ici ont fini par la détester et disent: “Elle devrait mieux se comporter avec lui. Il ne l’a pas violée. Il a juste regardé et il a accepté de l’épouser”. Le simple fait qu’elles ne comprennent pas la haine de l’héroïne prouve qu’il reste beaucoup à faire pour faire évoluer les mentalités sur le viol et le mariage.»
Pionnier dans la communauté arabe d’Israël, Lilac prend soin néanmoins à ne pas franchir la ligne rouge: les rubriques sur le sexe sont écrites uniquement par un médecin, et met ainsi une certaine distance avec le sujet, qui, hors mariage, reste «marginal» dans la minorité arabe d’Israël.
Par ailleurs, si le bikini, le mini-short et le soutien-gorge en dentelle ont droit de cité, le magazine fait attention à limiter au maximum les photos ou images montrant des gestes d’affection:
«Les baisers, les caresses, des gestes que nous avons l’habitude de voir, sont uniquement réservés à la sphère ultra-privée.»

Lilac a-t-il sa place en Cisjordanie?

Douze ans après avoir fondé son magazine, Yara Mashour veut maintenant lancer une édition en Cisjordanie. Lilac y circule déjà sous le manteau:
«J’en distribue gratuitement quand je vais à Bethléem mais je veux maintenant m’y implanter complètement.»
Cela ne sera sans doute pas facile. Pas ou peu de risques de censure en Cisjordanie pour les journaux qui se tiennent à distance des conflits politiques, et la presse féminine en fait partie. Lilac pourrait trouver son public à Ramallah où le jean taille basse s’affiche dans les soirées branchées de la jeunesse palestinienne. Plus qu’à Hébron ou Naplouse plus conservatrices.
Mais les résistances viendraient, de manière surprenante, davantage des mouvements féministes: «Je n’ai rien contre le bikini, le mannequin palestinien, ou encore la couverture associant les deux. Mais il faut connaitre les intentions du magazine. Si c’est fait à des fins commerciales, cela nous renvoie à l’idée de la femme, produit du plaisir de l’homme et c’est justement ce que nous voulons combattre», explique Amaal Kheisheh, à la tête d’une association féministe à Ramallah.
Autre blocage: la relative «insouciance» des sujets abordés par Lilac, version Nazareth. «Nous avons des problèmes bien plus sérieux à régler que des histoires de mode, de contraception, ou de relations amoureuses. Nous devons combattre des lois injustes pour les femmes, issues du Code jordanien. Et nous avons l’occupation en plus», poursuit Amaal Kheisheh.
Si la Loi fondamentale palestinienne garantit l’égalité hommes-femmes dans la sphère publique, les lois qui régissent la sphère privée s’appuient sur le Code jordanien de 1960, le mandat britannique et la Charia. Des lois justifient ainsi le meurtre en cas d’adultère féminin, le mariage en réparation d’un viol, une réduction de peine si l’homme a tué sa femme «sous l’emprise de la colère»…
L’Autorité palestinienne a mis en sommeil une grande partie de ces articles de loi. Mais pour que ces dispositions disparaissent complètement des tribunaux palestiniens, il faut un vote du Conseil législatif palestinien. Un corps mort depuis la division des deux factions palestiniennes, le Fatah et le Hamas. Pour changer la loi, les deux factions doivent d’abord se réconcilier. Autant dire que les réformes pourraient être remises aux calendes grecques. Les magazines féminins sonneront-ils le réveil?
Hélène Jaffiol

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