dimanche 29 juillet 2012

Syrie : pourquoi Bachar el-Assad se battra jusqu’au bout

Enjeux nationaux, régionaux, confessionnels : plusieurs conflits se déroulent en un. Une complexité stratégique plus grande qu’en Tunisie, en Egypte ou en Libye.



Une paire de bottes militaires près d’un portrait déchiré de Bachar el-Assad près d’Alep, le 19 juillet 2012 (BULENT KILIC/AFP)

Les événements de Damas ou Alep, deux métropoles restées largement absentes du soulèvement depuis seize mois, montrent une accélération du conflit en Syrie. Et, en creux, l’échec de l’approche diplomatique, enterrée par le double veto à l’ONU. Même si l’issue de ce conflit n’est pas nécessairement aussi proche qu’il y paraît.
Malgré son arsenal militaire et sa détermination à se maintenir au pouvoir par tous les moyens, le régime d’Assad n’a sans doute plus les moyens de gagner le bras de fer avec ses opposants ; mais ceux-ci, avec leurs divisions et leurs conflits internes, n’ont pas encore fait la preuve de leur capacité à l’emporter, et encore moins à présenter une alternance crédible.
Avec ou sans la chute du régime, l’instabilité pourrait ainsi durer longtemps en Syrie. Certains parlent d’années, avec son cortège de victimes civiles – déjà plus de 15 000 morts – et de populations déplacées – des centaines de milliers de réfugiés dans les pays voisins et déplacés à l’intérieur du pays.
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Complexité syrienne


Le régime syrien ne se résume pas au pouvoir d’un homme, d’un clan, ou même d’une caste. Il est le produit d’une longue histoire qui plonge ses racines dans la composition confessionnelle de la Syrie, l’histoire coloniale et en particulier française, et la revanche sociale d’un groupe qui a atteint le sommet en utilisant le canal de l’armée.
Les Alaouites, la communauté dont est issue Bachar el-Assad et qui constitue le cœur du pouvoir syrien, ont longtemps été les mal-aimés de la Syrie. Ne serait-ce que pour des raisons religieuses : issus du chiisme au sein de l’islam, ils étaient considérés aussi bien par les chiites que par les sunnites comme des hérétiques, jusqu’à d’opportunes cautions religieuses très politiques, provenant d’abord du grand mufti de Jérusalem Mohamed Amin al-Husseini, puis de l’imam irano-libanais Moussa Sadr avant sa disparition en Libye en 1978.
Le pouvoir syrien ne s’est évidemment jamais assumé comme alaouite. Il s’est confondu avec le parti pan-arabe Baas, né en 1947 et déconnecté de toute considération religieuse au point d’avoir été loué comme un modèle de laïcité pour le monde arabo-musulman.

Pouvoir alaouite

Mais la réalité en Syrie est la concentration du pouvoir, en particulier militaire et sécuritaire, et de plus en plus économique, autour de la communauté alaouite, même si celle-ci ne constitue que 11 à 12% de la population totale, tandis que les musulmans sunnites en représentent la majorité, au côté des autres groupes minoritaires (chiites, chrétiens, kurdes...).
Vous savez que le climat est à la guerre civile lorsque les citoyens cessent de se référer à leur identité nationale – en l’occurrence syrienne – pour en revenir à leur identité communautaire : alaouite, sunnite ou chrétienne. Ce fut le cas en Yougoslavie avant le début de l’éclatement et de la guerre de 1991 ; c’est aujourd’hui le cas en Syrie, comme le racontent, par exemple, Florence Aubenas à Alep ce lundi, et le New York Times dimanche.
De ce fait, il ne suffit pas de faire sauter un homme ou un clan comme en Tunisie ou en Egypte. Les Alaouites, dans leur grande majorité (il y a de rares exceptions, comme l’écrivaine Samar Yazbek, exilée à Paris), sont aujourd’hui convaincus que s’ils perdent le pouvoir, il y aura des représailles, et qu’ils subiront, en tant que communauté, la vengeance des autres après des décennies d’exactions et de pouvoir despotique.
Les autres minorités – Kurdes, chiites, et surtout chrétiens – partagent peu ou prou ce sentiment, comme l’avait innoportunément exprimé la hiérarchie catholique d’Alep aux premiers temps du soulèvement populaire.

Un mini Etat-alouite ?

Autre signe qui ne trompe pas : le retour progressif de nombreux Alaouites vers leur région d’origine, au port de Tartous (qui abrite une base russe) et dans les montagnes, là où certains fantasment déjà sur la création d’un mini-Etat alaouite comme les Français, dans leur stratégie de diviser-pour-mieux-régner, l’avaient fait au début de leur mandat, dans les années 20.
Ils durent y renoncer en 1936 sous pression de la bourgeoisie sunnite des villes, non sans qu’une pétition de protestation de dignitaires alaouites ne soit envoyée à Léon Blum, alors président du Conseil, notamment signée par... le grand-père de Bachar el-Assad.
Dans une « lettre de Tartous », le site Foreign Policy parle de plusieurs milliers de familles alaouites réinstallées dans cette région en fuyant les zones d’affrontements de Homs et d’ailleurs. Et en Israël, on se prépare officiellement au cas de figure improbable d’un afflux de réfugiés alaouites en cas de chute du régime Assad.
Ce contexte laisse à penser que le régime se battra jusqu’au bout, plutôt que le scénario « soft » d’un départ de Bachar el-Assad et de sa famille à l’étranger, ou d’un coup de force interne au régime dans l’espoir de sauver l’édifice en sacrifiant la tête, comme dans le précédent égyptien.
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Une dimension stratégique


Lorsque Ben Ali s’est enfui de Tunis, le 14 janvier 2011, les experts de la région se sont empressés de dire qu’un tel scénario était impossible en Egypte, trop gros morceau par rapport à la modeste Tunisie. Un mois plus tard, Moubarak tombait à son tour.
L’effet domino s’est arrêté là dans la vague révolutionnaire. En Libye, il a fallu l’intervention de l’Otan pour aider les insurgés de Benghazi à faire tomber le pouvoir de Kadhafi après quatre décennies ; à Bahrein, à l’opposé, la coalition d’intérêts régionaux a écrasé la contestation.
Quid de la Syrie ? On ne peut pas évoquer la seule dimension intérieure et sa complexité pour analyser l’avenir du soulèvement populaire.

Jeux d’alliances

La Syrie fait partie d’un tissus complexe d’alliances à l’échelle régionale et internationale qui en fait un enjeu de choix :
  • au Moyen-Orient, la Syrie est l’alliée de l’Iran et du Hezbollah libanais ; elle joue un rôle-clé dans la vie de son voisin libanais, pour son plus grand malheur, et dans l’éternel conflit israélo-arabe, en raison de l’occupation du plateau du Golan par l’Etat hébreu depuis 1967 ;
  • au niveau international, elle bénéficie toujours de la protection bienveillante de la Chine et surtout de la Russie, deux membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU qui ont mis leur veto la semaine dernière à une résolution inspirée par les Occidentaux.
Pour autant, ceux qui tentent de décrire le conflit actuel comme un affrontement entre l’« impérialisme » occidental et un front « anti-impérialiste » recomposé sont dans l’illusion ou la fiction :
  • le pouvoir d’Assad cherche d’abord à perpétuer son contrôle dictatorial du pays ;
  • les Russes sont dans l’affirmation de leur puissance renaissante ;
  • les puissances du Golfe qui soutiennent l’opposition, mènent, par Syriens interposés, leur éternel conflit avec l’Iran chiite ;
  • la Turquie s’affirme comme nouvelle puissance régionale dans l’ancien empire ottoman.
Les Occidentaux, pour leur part, sont totalement engagés dans ce jeu complexe. Ils se sont impliqués à reculons dans le conflit syrien, en raison justement de la situation stratégique différente de ce pays.
Sans oublier, tout de même, que tout infréquentable qu’il soit, le régime baassiste a collaboré avec la CIA pour accueillir les prisonniers jihadistes ou supposés tels (exemple : le Canadien d’origine syrienne Maher Arar) soumis à la torture dans le programme de « rendition » de l’administration Bush, et que Bachar el-Assad trônait sur les Champs-Elysées pas plus tard qu’en 2008.

Etre du « bon côté » ?

Aujourd’hui, ils ont choisi d’appuyer politiquement, et sans doute en sous-main militairement, l’opposition syrienne, malgré ses divisions et ses contradictions, dans l’espoir de se trouver du « bon côté » du manche à l’heure du bilan.
Le paradoxe est que les pays occidentaux se sont trouvés en porte-à-faux en Tunisie et en Egypte, et que lorsqu’ils ont pris l’initiative comme en Libye, ils n’en ont guère récolté les bénéfices.
En Syrie, ils avancent à pas mesurés : pas question, par exemple, de rejouer l’aventure militaire avec BHL, malgré les exhortations de ce dernier restées lettre morte. En revanche, les Occidentaux font le pari de peser sur l’issue désormais jugée inéluctable de ce conflit qui verra la chute d’Assad, afin de contenir l’influence trop grande des islamistes et notamment des jihadistes, tout en sortant la Syrie de l’orbite russe et iranienne.
Ce pari est évidemment hasardeux car, comme le montrent les autres révolutions arabes, nul ne peut en garantir l’issue ni même les rapports de force politiques à l’issue de quatre décennies de glaciation.
L’appel, ce week-end, de Laurent Fabius, à la transformation de l’opposition en un gouvernement provisoire susceptible de remplacer le gouvernement syrien en cas de chute du régime, relève pour l’heure de l’incantation, tant cette opposition est divisée, même si, sur le terrain, c’est l’armée syrienne libre qui a la seule légitimité qui compte, celle des armes.
Il y a quelques jours, la réunion au Caire de la principale composante de l’opposition s’est terminée en pugilat lorsque les représentants kurdes ont réclamé la reconnaissance de leurs droits...
Quoi qu’il en soit, c’est toute l’équation du Moyen-Orient qui sera bouleversée quand (et pas si) Bachar el-Assad tombera. La région entrera dans un monde imprévisible, où tous les repères en place depuis des décennies seront à revoir.
Mais avant que ce « big bang » moyen-oriental ne se produise, Assad ne se rendra pas sans un combat au finish, entraînant son cortège de souffrances et de destructions. Et l’inévitable radicalisation qui va avec.

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