mardi 21 août 2012

Pour les ouvriers d'Ilva, mourir d'un cancer ou crever de faim ?

Manifestation d’employés d’Ilva contre la fermeture de leur usine, le 2 août à Tarente.
Manifestation d’employés d’Ilva contre la fermeture de leur usine, le 2 août à Tarente.
Parce que la plus grosse usine sidérurgique d'Europe, dans le sud de l'Italie, pollue, la justice a ordonné l’arrêt d'une partie de la production. Mais syndicats et ouvriers de l’usine réclament la sauvegarde de leurs emplois en dépit des risques de cancer. Un faux dilemme, selon la philosophe Michela Marzano 

Tant qu’on continuera à opposer droit au travail et droit à la survie, et donc le salaire à la santé, il n’y aura pas d’issue au problème de l’usine Ilva [basée à Tarente, dans les Pouilles, sud de l’Italie]. Posé en ces termes, il ne s’agit pas tant d’un problème que d’un dilemme moral. Et comme on le sait, un dilemme éthique, par définition, n’a pas de solution. Les dilemmes sont dramatiques, désespérés, sans remède. Car on se trompe toujours et de toute façon. Quelle que soit la décision prise, on finit toujours par regretter ce qu’on a dit ou fait. Comme dans le cas de l’impossible “choix de Sophie”, dans le célèbre roman de William Styron, qui raconte comment une jeune polonaise déportée à Auschwitz avec ses enfants est perversement obligée par des nazis de choisir lequel des deux faire mourir. Si Sophie ne choisit pas, ils mourront tous les deux. Si elle en choisit un, l’autre aura la vie sauve. D’un point de vue étroitement utilitaire et mathématique, Sophie devrait au moins en sauver un. Mais comment une mère peut-elle choisir lequel de ses enfants mérite de vivre ? Dans le roman, après quelques minutes d’égarement, elle décide de sauver Jan, sacrifiant la petite Eva. Mais elle paiera cette décision toute sa vie, tourmentée par la culpabilité et le désespoir. Car au fond, si d’un point de vue rationnel il vaut mieux sauver une vie que n’en sauver aucune, d’un point de vue existentiel et éthique, il y a des choix que l’on ne peut pas faire. Comme dans cet impossible choix entre santé et travail.



Sauf à obliger les gens à défendre l’indéfendable : “Je préfère mourir d’un cancer dans vingt ans que de faim dans quelques mois”, a-t-on entendu déclarer certains salariés d’Ilva qui craignent de perdre leur travail. “Je préfère mourir de faim tout de suite que de voir mes enfants dépérir et tomber malade”, répondent des défenseurs de l’environnement. En réalité, dans le cas de l’usine Ilva, c’est une grave erreur de persister à poser le problème en termes d’opposition, voire de chantage, entre droit au travail et droit à la santé. Malgré les apparences, nous sommes en réalité devant ce qu’on pourrait définir, philosophiquement parlant, comme un “faux dilemme” : les deux valeurs fondamentales qui sont en jeu sont absolutisées en montrant que l’une s’oppose inévitablement à l’autre et que la seule façon de sortir de l’impasse est de sacrifier l’une des deux. C’est la technique argumentative ou bien, ou bien”. Pour conclure cyniquement qu’il n’y a pas de troisième terme. Avec tous les drames qui en découlent. Comme il arrive au fond chaque fois qu’on se trouve face à un choix brutal, impossible, inhumain. 


Un pays “désuet et pittoresque”

Pourtant, les progrès technologiques et l’exemple de beaucoup d’autres pays européens montrent que santé et travail ne s’opposent pas nécessairement. Au contraire, le travail et la santé vont de pair, comme l’a répété lundi 13 août le ministre de l’Environnement, Corrado Clini : il n’y aucune raison d’opposer l’assainissement de l’environnement et la production d’acier, puisque c’est précisément grâce à la participation active d’Ilva qu’on pourra procéder à l’assainissement des installations. Bien sûr, la décision, prise par la juge de Tarente Patrizia Todisco le 10 août, de bloquer la production en attendant la décontamination semble souligner une fois encore qu’on se trouve bien face à un dilemme. Les polémiques ont alors repris immédiatement. Pour le président des Verts [Angelo Bonelli] et pour Antonio di Pietro [ancien magistrat et fondateur du parti d’opposition de gauche, l’Italie des valeurs], par exemple, les magistrats ne feraient que leur devoir en défendant le droit à la santé. Pour les défenseurs de l’activité économique à tout prix, la décision de la juge serait au contraire la preuve que l’Italie n’offre plus aucune chance au développement industriel et qu’elle est désormais un pays “désuet et pittoresque”, pour reprendre les termes employés par le New York Times dans un autre contexte. 


La semaine dernière, le gouvernement a officialisé son recours à la Cour constitutionnelle, s’engageant ainsi dans un conflit ouvert avec la magistrature des Pouilles. Mais, lorsque le débat se polarise de cette manière, il est difficile de trouver une solution, précisément parce que le troisième terme manque. Espérons donc que nous saurons sortir de ce “faux dilemme” et retrouver la voie de la raison au lieu de céder aux sirènes de la dialectique sophiste. Non seulement pour sauver en même temps la santé et le travail, mais aussi pour éviter que, au nom de la sauvegarde de l’environnement, ce soit l’environnement lui-même qui soit sacrifié. Qui sera assez naïf pour penser qu’un problème comme celui de la décontamination de zones déjà en grande difficulté puisse être pris en compte et résolu si l’usine Ilva cesse totalement ses activités ? Ce n’est qu’un exemple. Et qui ne doit pas faire perdre de vue la nécessité de développer une activité et une production propres et durables. Mais la philosophie du sens commun, bien plus que l’idéalisme, permet de ne pas tomber dans le piège des faux dilemmes qui se finissent presque toujours en tragédie.

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