mercredi 26 décembre 2012

La pesanteur et la grâce ... du pur amour

Simone Weil est née le 3 février 1909 au sein d'une famille juive largement assimilée. Jeune intellectuelle, agnostique, nourrie de philosophie grecque, poussée par "une nécessité intérieure" à entrer en contact avec la "vie réelle ", "la voie du malheur" va lui permettre de rencontrer Dieu, lorsqu'elle sera elle-même "dans une des formes extrêmes du malheur présent" (Notes de Londres).
Simone Weil va ainsi découvrir à l'usine, dans les années fin 1934/35 une des formes de l'extrême malheur.
Elle découvre la dureté physique du travail, la détresse sans espoir, la dégradation sociale humiliante. Ce fut une expérience très violente, d'autant qu'elle était assez

gratitude
infinie" écrit Simone Weil au Père Perrin. Une des figures du pur amour chez S. Weil est l'absence de Dieu et le malheur, dont le point d'orgue est la Passion et la mort du Christ (non la Résurrection, donc point de salut) conjointement au rien et au vide. "Dieu a abdiqué en nous donnant l'existence" nous dit Simone Weil (derniers cahiers d'Amérique et de Londres, écrits rassemblées dans « La Cause Surnaturelle »). Par un acte d'abandon, de renoncement, Dieu a créé le monde laissant place au vide. Dieu consent à s'effacer, à s'absenter, voire à disparaître, comme si la création du monde évacuait Dieu de Dieu, posait Dieu comme vide de Dieu. La création, c'est le néant. Non pas que quelque chose soit créée à partir du vide, mais comment le vide est créé, afin qu'il y ait lieu à quelque chose, à un vide primordial. Que le vide soit ! "Dieu a abdiqué sa toute puissance divine et s'est vidé." Là où le monde existe, là Dieu est absent, douloureusement. "Pensée profonde", écrivait Blanchot à son propos.
Cette pensée replace Simone Weil à son insu dans la tradition juive dont elle s'était violemment écartée, souvent mal lue et mal interprétée. Elle ne connaissait certainement pas la pensée d'Isaac Luria, penseur du XVIème siècle qui interprétant la kabbale reconnaissait dans la création un acte d'abandon de Dieu. Dieu est présent sous forme d'absence. Pure absence. Ainsi elle peut dire : "le monde, en tant que tout à fait vide de Dieu, est Dieu lui-même " ou encore "L'abandon où Dieu nous laisse, c'est sa manière à lui de nous caresser. Le temps qui est notre unique misère, c'est le contact de sa main. C'est l'abdication par laquelle il nous fait exister". Ce retrait de Dieu, Simone Weil l'appelle la décréation. L'absence de Dieu donc est le lieu paradoxal de son amour, à concevoir comme pur amour. Dieu se retire de nous afin que nous puissions l'aimer. Or, nous aussi, nous sommes appelés à nous dé-créer, c'est-à-dire, à se retirer, à renoncer, à se vider, à s'évider corps et âme, à se néantiser, en fait, à n'être rien. "Son stigmate à ce réel, disait Lacan, dans « Le Sinthome », en mars 1976, c'est de ne se relier à rien" A n'être rien, c'est préserver le vide. "Mon Dieu, accordez-moi de devenir rien" s'écrit Simone Weil. Consentir à la nécessité qui relève de l'ordre des choses et obéir au-delà à la volonté de Dieu, se sont les voies royales qui mènent à la dé-création, au maintien du vide. Et l'une de ces voies royales de Simone Weil, c'est le malheur, cette "pulvérisation de l'âme par la brutalité mécanique des circonstances". Et pour penser le malheur, écrit-elle, toujours dans sa lettre à Joë Bousquet, "il faut le porter dans la chair, enfoncé très avant, comme un clou, et le porter longtemps, afin que la pensée ait le temps de devenir assez forte pour le regarder. Le regarder du dehors étant parvenue à sortir du corps, et même en un sens, de l'âme. Le corps et l'âme restent non seulement transpercés, mais cloués, sur un lieu fixe". Le corps de Simone Weil est une caisse de résonance aux malheurs du monde, et pour elle le comble du malheur, c'est la Passion du Christ en Croix. Elle pense que c'est dans la mort sur la Croix et non pas dans la Résurrection que culmine l'Incarnation, récusant ainsi l'immortalité. Et c'est à travers un Christ souffrant, décharné, dévêtu et humilié, à travers le silence du Père au cri du Fils, au "Pourquoi m'as-tu abandonné ?" que s'accomplit la dé-création. Au moment d'embarquer pour New York, Simone Weil confesse au Père Perrin qui lui souhaitait d'arriver à bon port. "Ce que j'appelle bon port, vous savez, c'est la Croix". La pensée de la Passion du Christ est entrée en elle ainsi qu'elle le dit et ne la quitte plus. Simone Weil veut vivre sa passion elle-même, se faire hostie elle même au lieu de communier dans l'eucharistie. Ainsi, elle se tient au seuil de l'Eglise, se privant de la communion, la privation constituant un contact plus pur avec Dieu que la participation. Se voulant corps du Christ qui la nourrit et la dévore tout à la fois. Consommer et se consumer, "la partie éternelle de l'âme se nourrit de faim" écrit-elle, aphorisme qu'elle met en acte, sachant très bien que s'affamer, c'est se dévorer.
Le Dieu de Simone Weil serait-il ce "Dieu obscur" (Lacan) affamé de sacrifice humain ? "de chair nue, inerte et sanglante au bord d'un fossé, sans nom dont personne ne sait rien" comme elle l’écrit. "Au pur amour "de Jacques Le Brun, "l'amour est réel", répondrait Simone Weil (dans sa fameuse lettre à Joë Bousquet), en l'absence de toute réponse, de toute consolation, de toute espérance. Si l'amour est du côté du réel, il est du côté de la rencontre, de l'impossible, de "l'évènement", dirait Michel de Certeau. De l'inexplicable s'est produit, de l'impensable. Simone Weil a eu la force et le courage de penser l'impensable, de penser le réel de son expérience mystique qu'elle tenta de cerner d'un bord par son travail incessant d'écriture.
Le pur amour chez Simone Weil tendrait à rejoindre cette "lacune initiale" (Blanchot), l'Autre divin, "Dieu est toujours absent de notre amour comme de ce monde, mais présent en secret dans l'amour pur" au prix de sa propre perte, au prix d'un détachement de soi, mené jusqu'à l'anéantissement de soi, jusqu'à la mort absolue.
Quelques jours avant sa mort, elle écrit dans ses notes de Londres, "L'humilité totale, c'est le consentement à la mort qui fait de nous un néant inerte".

Bibliographie :
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- Jacques Le Brun : Le pur amour de Platon à Lacan, Seuil, 2002
- Freud : Correspondance Freud/Romain Rolland, 1923/1936, Histoire de la
psychanalyse, Puf
Malaise dans la Civilisation, (premier chapitre qui est une réponse à
Romain Rolland), 1929, Puf
- Jacques Lacan : L’agressivité en psychanalyse, Ecrits, Seuil1966
Séminaire les Psychoses, 1955/56, Seuil, 1981
Séminaire Les Quatre concepts fondamentaux, 1964, Seuil, 1973
- Michel de Certeau : La Fable Mystique XVIe - XVIIe siècle, Gallimard, 1982,
Tel, 2007
La Faiblesse de croire, Seuil, 1987, points essais, 2003
- Simone Pétrement : La vie de Simone Weil, Fayard 1997
- Simone Weil : La Pesanteur et la Grâce, Plon,1947, Pocket, 2008
La Condition Ouvrière, Gallimard, 1951
La Connaissance surnaturelle, 1950
Attente de Dieu, 1966, 2009
OEuvres, Simone Weil, Quarto, Gallimard, 2008 comprenant,
lettres au Père Perrin (autobiographie spirituelle) et à Joë Bousquet.

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