lundi 25 mars 2013

Je vois Satan tomber comme l’éclair

Couverture

"Merci mon Père de révéler aux petits ce que vous avez dissimulé aux sages et aux intelligents." Les sages et les intelligents, depuis, se sont bien vengés : à force de concasser les Evangiles, ils en ont fait un petit tas de pièces et de morceaux trop hétéroclites pour signifier quoi que ce soit...
Mais ils n'auront pas le dernier mot ! René Girard pense, comme Simone Weil, que les Evangiles sont une théorie de l'homme avant d'être une théorie de Dieu. Une carte des violences où son orgueil et son envie enferment l'humanité.
Découvrir cette théorie de l'homme et l'accepter, c'est rendre vie aux grands thèmes évangéliques relatifs au mal, oubliés et évacués par les croyants - de Satan à l'apocalypse. C'est également ressusciter l'idée de la Bible tout entière comme prophétique du Christ.
Ainsi les Evangiles, loin d'être "un mythe semblable à tous les autres", comme on le répète à l'envi depuis deux siècles, seraient la clef de toute mythologie derrière nous, et au-devant de nous, de l'histoire inouïe qui nous attend. Dans le dépérissement de toutes les pensées modernes, est-ce que seules les Ecritures Saintes tiendraient debout ?


 

La Bible condamne un certain désir. Le Décalogue interdit la violence (commandements 6 à 9), et finalement ce qui engendre la violence, c'est-à-dire le désir des biens d’autrui (commandement 10). Ce désir interdit n’est donc pas n’importe quel désir : l’homme peut désirer ce qui lui revient de droit. Mais il ne faut pas qu’il convoite ce qui est à l’autre.

Pourquoi cet interdit ?

Girard répond : parce que telle est la racine de la violence. Le bien d’autrui est désirable justement en cela qu’il est à autrui. Le désir condamné par la Bible est donc le désir mimétique, qui consiste à vouloir, à travers la possession de l’objet appartenant à l’autre, devenir l’autre lui-même, à sa place (désir de la marchandise, pour parler le langage contemporain). Donc désir qui, par nature, est homicide dans son principe : désirer être l’autre, c’est déjà vouloir le tuer. « Homicide dans son principe » : la définition biblique de Satan.

Telle est donc la Loi juive : suivre la Loi, c’est s’interdire le désir mimétique.

Le problème est évidemment que cette Loi, dans l’Histoire, est régulièrement vouée à l’échec. Il est impossible de renoncer totalement au désir mimétique, parce que ce désir fonde l’humanité elle-même (sans lui, nous serions cantonnés à nos désirs instinctuels). L’homme est condamné à la rivalité mimétique, il ne peut pas faire autrement que chercher des rivaux mimétiques, toujours. Le cycle du désir mimétique est sans cesse relancé, dans toutes les sociétés.

Or, estime Girard, c’est là la racine des cultes sacrificiels : la somme des désirs mimétiques finit toujours par atteindre le stade où il faut que nous trouvions une victime symbolique, quelqu’un à sacrifier pour que la communauté apaise sa soif d’appropriation de l’autre, tous s’unifiant contre celui dont l’être sera symboliquement partagé, dévoré par ses meurtriers – la « victime de l’emballement mimétique », le sacrifié.

Dès lors, il existe trois manières de régler la question.

La manière païenne, tout d’abord. Les mythes païens ne font précisément, à travers la recherche de la catharsis sacrificielle, que sanctifier le processus d’emballement mimétique contre une victime innocente, qu’ils réputent coupable. Ainsi, ils fournissent un cadre idéologique justificateur, et ritualisent le processus par lequel la victime d’un emballement mimétique est substituée à toutes les autres victimes potentielles (que la foule aurait pu choisir, si les choses s’étaient passées différemment). En ce sens et d’un point de vue monothéiste, ces mythes sont donc intrinsèquement sataniques. Ils énoncent que le Satan est justifié parce qu’il s’expulse lui-même à travers la violence, et que le travail qu’il fait dans le monde, en suscitant le désir rivalitaire mimétique par la séduction et en effaçant la frustration par la violence collective mimétique, est donc un travail naturel. La vision païenne consiste donc à réputer Satan bon, pour le laisser s’expulser lui-même. Satan alors devient Dieu, à travers la victime divinisée : tel est pour Girard le paganisme, vu comme un diabolisme.

Il y a, ensuite, la manière du sacrifice abrahamique – manière commune aux juifs et aux musulmans. Caïn tuant Abel est, pour René Girard, l’image d’une communauté primitive soudée par un premier meurtre, car apprenant par ce meurtre la nécessité de se préserver du meurtre. D’où la construction d’un ensemble de processus de dérivation, qui visent à canaliser la violence mimétique vers un bouc émissaire – une victime sacrificielle non humaine, ou vers une victime qui s’étant mise hors la Loi mosaïque, cesse de bénéficier de la protection apportée par cette Loi – la femme adultère. Cette manière de faire interdit la divinisation de la victime. Il ne viendrait pas à un juif l’idée de diviniser le bouc émissaire. Dans les religions abrahamiques (islam, judaïsme), c’est Satan qui est lapidé, pour qu’il s’efface devant Dieu.

Enfin, il y a la manière chrétienne, c'est-à-dire la reconnaissance de l’innocence de la victime. Satan est cette fois pris à son propre piège : une fois la victime reconnue innocente (le Christ revenu d’entre les morts), Satan est rendu visible. Le sujet expulsé par le mimétisme devient dès lors le désir mimétique lui-même, c'est-à-dire Satan. Le Christ, Dieu sacrifié, reconnu dans sa divinité, retourne la fausse divinisation de la victime qui sous-tendait les cultes sataniques. C’est son caractère divin qui fait de son supplice le signe de la Nouvelle Alliance (1).

Telle est, pour René Girard, l’essence du christianisme, qui n’est pas la négation de la séparation établie par le judaïsme et l’islam entre victimisation et divinisation, mais au contraire son aboutissement définitif. Le christianisme, sous cet angle, n’est donc pas plus proche du polythéisme que l’islam ou le judaïsme : en dépit des apparences, il en est encore plus éloigné.

Girard en déduit aussi, conclusion paradoxale et qui n’a rien d’anecdotique, que la Croix, en privant Satan de la possibilité de s’expulser par le sacrifice de la victime innocente pour toujours mieux revenir, a rendu nécessaire son développement permanent dans le monde, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus que s’autodétruire. C'est-à-dire que l’apparent effacement du christianisme est, sous cet angle, le signe de sa victoire prochaine : Satan envahit tous les esprits, le désir mimétique (porté par excellence, remarquons-le, par la marchandise), devient la substance de l’esprit humain – jusqu’au point où devenu à la fois inexpulsable et insupportable, il devra s’autodétruire.

Comment se produira cette autodestruction ? On remarquera à ce propos que le transfert du désir mimétique sur la personne du Christ, que Girard place au centre du christianisme, fait muter ce désir, étant donné la nature de son objet. Désirer les biens du Fils de l’homme, qui ne possède rien, n’est-ce pas se libérer du désir lui-même ? 

Tel serait, donc, le sens du verset placé par René Girard en titre à son essai : « Je vois Satan tomber comme l’éclair ». Satan tombe comme l’éclair sur la terre, le Fils de l’homme s’efface, et l’homme qui se veut Dieu se réalise totalement dans la marchandisation intégrale de son désir – jusqu’au point où s’effondre le désir lui-même, dans la révélation insupportable de son caractère homicide.

Au-delà de la thèse religieuse proprement dite, on remarquera que le travail de René Girard est intéressant, aussi, sur le plan politico-religieux. Il permet en effet une cartographie alternative des modes de pensée qui coexistent désormais dans un pays comme la France. Aux oppositions classiques Judéo-chrétiens/Musulmans, Croyants/Athées, il permet d’adjoindre une vision nuancée et surtout originale, en trois blocs :

- Un bloc païen à la fois en pleine expansion numérique et en totale implosion spirituelle, qui fait de la religion de la marchandise l’instrument d’un nouveau satanisme (ce qui reste du paganisme quand Homère a été remplacé par Koh-Lanta),

- Un bloc judéo-islamique associant ceux qui veulent distinguer radicalement la divinité de sa représentation sacrificielle (condamnation des images), bloc qui explose en deux groupes du fait d’une opposition extra-religieuse entre Juifs différencialistes et musulmans universalistes (l’islam, judaïsme étendu au monde),

- Et enfin un bloc chrétien, en forte régression numérique, qui admet à la fois la nécessité du sacrifice et l’innocence du sacrifié, et porte encore en lui les valeurs qui ont, fondamentalement, fait notre monde depuis deux mille ans – des valeurs qui s’opposent à la fois à la conception judéo-islamique et à la conception païenne, mais sont en réalité plus proches de la conception judéo-islamique que de la conception païenne.

(1) D’où l’irréductible fracture entre christianisme et islam, ainsi qu’entre christianisme et judaïsme, puisque les Juifs nient la divinité du Christ, et les musulmans nient la réalité de sa mort en croix (sourate IV, verset 157 : le Coran affirme qu’une autre victime a été substituée au Christ).




Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, fraîchement diplômé de l'Ecole des chartes, René Girard part en pionnier pour les Etats-Unis afin d'y enseigner le français. Là, obligé de «publier pour ne pas périr», il se penche sur la littérature et le roman, mais, non formé à ces disciplines, il s'inscrit d'emblée hors du courant formaliste et sort des sentiers battus. Il découvre, de fil en aiguille, des traits communs psychologiques, sociologiques, et développe la thèse du désir mimétique, c'est-à-dire une explication globale du conflit dans nos sociétés, fondée sur l'analyse du rôle central du bouc émissaire. L'aura qu'il acquiert ainsi lui permet depuis de s'imposer comme l'un des rares «anthropologues de la religion». Il publie aujourd'hui une suite à son travail, Je vois Satan tomber comme l'éclair (Grasset), qui apporte une réflexion très originale sur le bilan de deux millénaires de christianisme.

Vous avez pratiquement inventé une curieuse discipline: l'anthropologie de la religion. Pouvez-vous nous en donner une définition simple?
L'anthropologie que je cherche à développer est spécifique à la religion. Elle est fondée sur le meurtre fondateur et tout ce qui s'ensuit. A partir de là, je m'intéresse aux règles originelles de notre culture, qui essentiellement repose sur les rites et les interdits, ainsi qu'à nos institutions, qui sont le produit indirect du religieux. Mais si ma démarche traite des religions, elle n'a cependant rien de religieux dans son essence. Au contraire, puisque je fais du religieux archaïque le résultat d'une erreur d'interprétation de ce que j'appelle le "phénomène victimaire". Mon point de départ est le suivant: l'acte fondamental de la société primitive, à l'origine de la nôtre, c'est de désigner une victime, un bouc émissaire, et de cultiver l'illusion de sa culpabilité afin de permettre d'évacuer toutes sortes de tensions collectives. Cette illusion est ensuite fondatrice de rites, lesquels la perpétuent dans le temps et entretiennent des formes culturelles qui aboutissent à des institutions.
Comment cette théorie vous est-elle venue?
Certains de mes amis américains disent que je suis influencé par le contact personnel que j'ai eu dans ma jeunesse avec la violence raciale aux Etats-Unis. Toujours est-il qu'en établissant des rapprochements entre les mythes australiens, amérindiens, africains, européens, américains, j'ai découvert que le lynchage, c'est-à-dire la mise à mort d'une victime désignée, n'était pas un phénomène textuel ou légendaire. C'est une vraie entreprise de pacification par l'intermédiaire d'une victime qui, lorsqu'elle réunit contre elle un groupe tout entier, produit mimétiquement un apaisement, voire une réconciliation. Pour des raisons mystérieuses, les sociétés ont reproduit ce geste réconciliateur, sous forme de sacrifices ou de rites sacrés, et cette répétition est devenue en elle-même une institution. C'est le cas, typique, de la lapidation codifiée par le livre du Lévitique. De même, les ethnologues ont démontré, il y a longtemps déjà, qu'il existait une forme primitive de justice grecque à travers le meurtre collectif. Après quoi se livre une lutte pour le contrôle et la domination de ce rite essentiel. Vous voyez, en reliant victimes, rites et institutions, nous assistons à la naissance du pouvoir politique.
Cette théorie victimaire vous a tout naturellement conduit à vous intéresser au Christ, victime parmi les victimes puisqu'il donne sa vie pour l'ensemble du genre humain...
Effectivement, mais mes conclusions vont à l'inverse de celles habituellement retenues à ce sujet. Jusqu'ici, la plupart des anthropologues - et même un théologien comme Rudolf Bultmann - avaient insisté sur la ressemblance entre les Evangiles et d'autres récits pour démontrer que la mort et la résurrection de Jésus n'étaient qu'un mythe parmi d'autres. Tant et si bien que la cause est pour ainsi dire entendue. Aujourd'hui comme hier, la majorité de nos contemporains perçoit l'assimilation du christianisme à un mythe comme une évolution irrésistible et irrévocable, car elle se réclame du seul type de savoir que notre monde respecte encore, la science. Même si la nature mythique des Evangiles n'est pas démontrée scientifiquement, un jour ou l'autre, elle le sera. Tout cela est-il vraiment certain? Eh bien! je pense que non seulement cela n'est pas certain, mais qu'il est certain que cela ne l'est pas. L'assimilation des textes bibliques et chrétiens à des mythes est une erreur facile à réfuter.
Comment?
Dans les mythes, les victimes sont toujours coupables, car le récit est toujours écrit du point de vue de la tromperie, de l'illusion créée par le phénomène victimaire. C'est parce qu'elle est coupable que la victime éponge la violence et accède au statut mythique. Dans le judaïque et le chrétien, c'est l'inverse: la victime est innocente! Notez la différence entre Caïn et Abel d'un côté, et Romulus et Remus de l'autre. Remus est coupable, puisque Romulus est fondateur glorifié de Rome. Tandis que Dieu demande à Caïn: "Où est ton frère Abel? Qu'as-tu fait?" Certes, Dieu accepte de fonder le genre humain sur cette base du meurtre, mais, en même temps, il s'inquiète du sort d'Abel, victime innocente. C'est cela qui est unique. Pour "déviolentiser" le sacré, il n'y a que la Bible! Le christianisme contredit d'emblée les mythes.
Quelle est donc votre définition personnelle du christianisme?
La foi chrétienne consiste à penser qu'à la différence des fausses résurrections mythiques, qui sont réellement enracinées dans les meurtres collectifs, la résurrection du Christ ne doit rien à la violence des hommes. Elle se produit après la mort du Christ, inévitablement, mais pas tout de suite, le troisième jour seulement, et elle trouve son origine en Dieu lui-même.
En quoi est-ce que cela bouleverse l'ordre précédent?
Au commencement du christianisme se trouve un fait essentiel: les disciples trahissent tous. Ils sont entraînés dans l'emballement ordinaire qui se produit contre les victimes. Pierre représente le modèle de l'individu qui, dès lors qu'il est plongé dans une foule hostile à la victime, devient hostile lui-même... comme tout le monde. Et puis, tout change, la logique archaïque est inversée et les disciples finissent par se retrouver non pas contre la victime, mais en sa faveur. A l'opposé de ce que dit Nietzsche - "Le christianisme, c'est la foule" - la foi chrétienne exalte l'individu qui résiste à la contagion victimaire.
Pour ajouter encore à la différence entre mythe et christianisme, vous établissez un parallèle saisissant dans votre nouveau livre.
J'ai découvert un étonnant récit légendaire grec, qui met en scène Apollonius de Tyane, gourou célèbre du IIe siècle après J.-C. Pour mettre fin à une épidémie, Apollonius désigne à la vindicte populaire un mendiant repoussant, mais totalement innocent. Le malheureux est lapidé, et, une fois les pierres enlevées, on découvre à la place du miséreux un monstre effrayant qui représente le démon vaincu, la maladie éradiquée. La différence avec l'Evangile vient immédiatement à l'esprit. Certes, à l'inverse d'Apollonius, Jésus arrête net la lapidation de la femme adultère en disant: "Que celui qui n'a jamais péché jette la première pierre." Mais, selon moi, la leçon principale est ailleurs: l'entraînement mimétique, voilà ce que Jésus veut combattre. Il est évident que celui qui fait démarrer le meurtre collectif a une responsabilité plus grande que les autres. C'est pourquoi le Lévitique obligeait deux témoins - ceux qui avaient précisément déposé à charge - à lancer les premières pierres afin de s'assurer qu'ils ne portaient pas de faux témoignage. Le dessein de Jésus est de transcender cette loi, ce qui va engendrer la remise en question du phénomène victimaire, donc semer le désordre dans le peuple et entraîner sa propre mise à mort. Pour finir de remettre le mythe à sa juste place, j'ajoute que Jésus ne se réclame là d'aucun pouvoir surnaturel: il ne fait pas de miracle, c'est le païen Apollonius qui en fait un!
L'entraînement mimétique serait donc à l'origine de la violence. Par quels mécanismes?
L'entraînement mimétique, au stade collectif, est l'aboutissement du désir mimétique, qui naît au stade individuel. Il existe dans la Bible une conception méconnue du désir et des conflits. Parmi les Dix Commandements ("Tu ne tueras point, tu ne commettras point d'adultère, tu ne voleras point", etc.), le dixième tranche sur ceux qui le précèdent: "Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son boeuf, ni son âne, rien de ce qui est à lui" (Exode, XX, 17). Ce dernier commandement est souvent négligé, or il est extrêmement important dans la mesure où il vise justement le plus banal des désirs, le plus commun et, en apparence, le plus anodin. Puisque ce désir-là est le plus commun de tous, que se passerait-il si, au lieu d'être interdit, il était toléré et même encouragé? La réponse va de soi: la guerre serait perpétuelle au sein de tous les groupes humains. La porte serait grande ouverte au fameux cauchemar de Hobbes, la lutte de tous contre tous. Donc, pour oser penser que les interdits culturels sont inutiles, comme le répètent sans trop réfléchir les démagogues de la "modernité", il faut adhérer à l'individualisme le plus outrancier, celui qui présuppose l'autonomie totale des individus, c'est-à-dire l'autonomie de leurs désirs. Il faut penser, en d'autres termes, que les hommes sont naturellement enclins à ne pas désirer les biens du prochain. Or il suffit de regarder deux enfants ou deux adultes qui se disputent une babiole pour comprendre que ce postulat est faux et que c'est le postulat opposé, seul réaliste, qui sous-tend le dixième commandement. On croit que le désir est objectif ou subjectif, mais, en fait, il repose sur un autrui qui valorise les objets, le tiers le plus proche, le prochain. Pour maintenir la paix entre les hommes, il faut définir l'interdit en fonction de cette redoutable constatation: le prochain est le modèle de nos désirs. C'est ce que j'appelle le désir mimétique.
Explication implacable et terriblement sévère pour nous, pauvres humains...
Le christianisme n'a jamais prévu de réussir. C'est sa grande force! Les premiers chrétiens avaient même envisagé un échec très rapide, sinon ils n'auraient pas écrit l'Apocalypse ni cru fermement à la fin de ce monde. En relisant certaines paroles de Jésus, on s'aperçoit même que ce sont les rapports les plus intimes qui sont les plus menacés: "Je suis venu séparer le père du fils"; "Ne croyez pas que je suis venu apporter la paix, je suis venu apporter le glaive"; "Je suis venu apporter le feu sur la Terre, et comme je voudrais qu'il fût déjà allumé", etc. Le christianisme opère une révolution unique dans l'histoire universelle de l'humanité. En supprimant le rôle du bouc émissaire, en sauvant les lapidés, en proclamant la valeur de l'innocence, en tendant l'autre joue, la foi chrétienne prive brusquement les sociétés antiques de leurs victimes sacrificielles habituelles. On n'évacue plus le mal en se ruant sur un coupable désigné dont la mort ne procure qu'une paix fausse. Au contraire, on prend le parti de la victime en refusant la vengeance, en acceptant le pardon des offenses. Ce qui suppose que chacun surveille l'autre par rapport à des principes fondamentaux, et que chacun se surveille lui-même.
Pourtant, dans un premier temps, c'est un grand désordre. Comment expliquer que le système des valeurs chrétiennes ait pu triompher?
L'exigence chrétienne a produit une machine qui va fonctionner en dépit des hommes et de leurs désirs. Si aujourd'hui encore, après deux mille ans de christianisme, on reproche toujours, et à juste titre, à certains chrétiens de ne pas vivre selon les principes dont ils se réclament, c'est que le christianisme s'est universellement imposé, même parmi ceux qui se disent athées. Le système qui s'est enclenché il y a deux millénaires ne va pas s'arrêter, car les hommes s'en chargent eux-mêmes en dehors de toute adhésion au christianisme. Le tiers-monde non chrétien reproche aux pays riches d'être leur victime, car les Occidentaux ne suivent pas leurs propres principes. Chacun de par le vaste monde se réclame du système de valeurs chrétien, et, finalement, il n'y en a plus d'autres. Que signifient les droits de l'homme si ce n'est la défense de la victime innocente? Le christianisme, dans sa forme laïcisée, est devenu tellement dominant qu'on ne le voit plus en tant que tel. La vraie mondialisation, c'est le christianisme!
Le sage de Californie
Au coeur du campus paisible de Stanford, René Girard poursuit une oeuvre de réflexion commencée à l'université d'Indiana en 1947. Malgré plus de quatre décennies passées aux Etats-Unis, l'homme a conservé son accent provençal dû à sa naissance à Avignon, en 1923. Il ne laisse néanmoins pas paraître ses 76 ans, même si sa parole mesurée lui donne des airs de patriarche. Auteur de nombreux livres clefs, dont La Violence et le Sacré (1972) et Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978) - objet d'études de plusieurs générations de potaches - il a reçu, notamment, le Grand Prix de philosophie de l'Académie française en 1996 et le prix Médicis essais en 1990.




Simone Weil suggère, je l'ai déjà dit, qu'avant même d'être une théorie de Dieu, les Évangiles sont une théorie de l'homme. Bien qu'elle méconnaisse le rôle de la Bible hébraïque, cette intuition, dans ce qu'elle a de positif, correspond à ce que nous venons de découvrir.

Pour comprendre cette anthropologie il faut la compléter par les propositions évangéliques sur Satan qui, loin d'être absurdes ou fantaisistes, reformulent dans un autre langage la théorie des scandales et le jeu d'une violence mimétique qui décompose d'abord les communautés et ensuite les recompose, grâce aux boucs émissaires unanimes.
Dans tous les titres et fonctions attribués à Satan, le « tentateur », l'« accusateur », le « prince de ce monde », le « prince des ténèbres », le « meurtrier depuis l'origine », le metteur en scène dissimulé de la Passion, on voit reparaître tous les symptômes et l'évolution de la maladie du désir diagnostiquée par Jésus.
L'idée évangélique de Satan permet aux Évangiles de formuler le paradoxe fondateur des sociétés archaïques. Elles existent en vertu seulement de la maladie qui devrait les empêcher d'exister. Dans ses crises aiguës, la maladie du désir déclenche ce qui fait d'elle son propre antidote, l'unanimité violente et pacificatrice du bouc émissaire. Les effets apaisants de cette violence se prolongent dans les systèmes rituels qui stabilisent les communautés. C'est tout cela que résume la formule : Satan expulse Satan.
La théorie évangélique de Satan découvre un secret que ni les anthropologies antiques ni les modernes n'ont jamais découvert. La violence dans le religieux archaïque est un palliatif temporaire. Loin d'être vraiment guérie, la maladie toujours, en fin de compte, rebondit.
Reconnaître en Satan le mimétisme violent, comme nous le faisons, c'est achever de discréditer le prince de ce monde, c'est parachever la démystification évangélique, c'est contribuer à cette « chute de Satan » que Jésus annonce aux hommes avant sa crucifixion. La puissance révélatrice de la Croix dissipe les ténèbres dont le prince de ce monde ne peut pas se passer pour conserver son pouvoir.
Sous le rapport anthropologique, les Évangiles sont comme une carte routière des crises mimétiques et de leur résolution mythico-rituelle, un guide qui permet de circuler dans le religieux archaïque sans s'égarer.


* * *

Il n'y a que deux façons de raconter la séquence de la crise mimétique et de sa résolution violente, la vraie et la fausse.
1/ Ou bien on ne repère pas l'emballement mimétique parce qu'on y participe sans s'en douter. On est donc condamné à un mensonge qu'on ne pourra jamais rectifier car on croit sincèrement en la culpabilité de tous les boucs émissaires. Ce sont les mythes qui font cela.
2/ Ou bien on repère l'emballement mimétique auquel on ne participe pas, et alors on peut le décrire tel qu'il est en vérité. On réhabilite les boucs émissaires injustement condamnés. Seuls la Bible et les Évangiles en sont capables.
Il y a donc bien, à côté du donné commun et grâce à lui, entre les mythes d'un côté et, de l'autre, le judaïsme et le christianisme, l'abîme insondable qui sépare le mensonge et la vérité, la différence insurmontable que revendiquent le judaïsme et le christianisme. Nous avons défini celle-ci une première fois en opposant Œdipe à Joseph, et une seconde fois en opposant les Évangiles à toute mythologie.
La différence judéo-chrétienne, les premiers chrétiens la ressentaient presque physiquement. De nos jours, elle n'est plus guère ressentie mais voilà que nous devenons capables de la repérer en comparant les textes. Nous en rendons l'évidence manifeste sur le plan de l'analyse anthropologique, nous la définissons de façon rationnelle.

* * *

La parole évangélique est la seule à problématiser vraiment la violence humaine. Dans toutes les autres réflexions sur l'homme, la question de la violence est résolue avant même d'être posée. Ou bien la violence passe pour divine, et ce sont les mythes, ou bien on l'attribue à la nature humaine, et c'est la biologie, ou bien on la réserve à certains hommes seulement (qui font alors d'excellents boucs émissaires), et ce sont les idéologies, ou bien encore on la tient pour trop accidentelle et imprévisible pour que le savoir humain puisse en tenir compte : c'est notre bonne vieille philosophie des Lumières.
Devant Joseph, au contraire, devant Job, devant Jésus, devant Jean Baptiste et d'autres victimes encore, on s'interroge : pourquoi tant d'innocents expulsés et massacrés par tant de foules furieuses, pourquoi tant de communautés en folie ?
La révélation chrétienne éclaire non seulement tout ce qui vient avant elle, les mythes et les rituels, mais aussi tout ce qui vient après, l'histoire que nous sommes en train de forger, la décomposition toujours plus complète du sacré archaïque, l'ouverture sur un avenir mondialisé, de plus en plus libéré des servitudes anciennes mais privé, du même coup, de toute protection sacrificielle.
Le savoir que notre violence acquiert d'elle-même, grâce à notre tradition religieuse, ne supprime pas les phénomènes de bouc émissaire mais les affaiblit suffisamment pour réduire de plus en plus leur efficacité. C'est là le vrai sens de l'attente apocalyptique dans toute l'histoire chrétienne, attente qui n'a rien d'irrationnel dans son principe. Cette rationalité s'inscrit tous les jours plus profondément dans les données concrètes de l'histoire contemporaine, les questions d'armement, d'écologie, de population, etc.
Le thème apocalyptique occupe une place importante dans le Nouveau Testament. Loin d'être la reprise mécanique de préoccupations judaïques privées de toute actualité dans notre monde, comme le pensait Albert Schweitzer et comme on continue à l'affirmer, ce thème fait partie intégrante du message chrétien. Ne pas s'en apercevoir, c'est amputer ce message de quelque chose d'essentiel, c'est détruire son unité.
Les analyses précédentes débouchent sur une interprétation purement anthropologique et rationnelle de ce thème, une interprétation qui, loin de le ridiculiser, justifie son existence, comme toutes les interprétations à la fois démystificatrices et chrétiennes du présent ouvrage.
En révélant le secret du prince de ce monde, en dévoilant la vérité des emballements mimétiques et des mécanismes victimaires, les récits de la Passion subvertissent la source de l'ordre humain. Les ténèbres de Satan ne sont plus assez épaisses pour dissimuler l'innocence des victimes qui, du même coup, sont de moins en moins « cathartiques ». On ne peut plus vraiment « purger » ou « purifier » les communautés de leur violence.
Satan ne peut plus refouler ses propres désordres sur la base du mécanisme victimaire. Satan ne peut plus expulser Satan. Il ne faut pas en conclure que les hommes vont tout de suite être débarrassés de leur prince aujourd'hui déchu.
Dans l'Évangile de Luc, le Christ voit Satan « tomber du ciel comme l'éclair ». De toute évidence c'est sur la terre qu'il tombe et il n'y restera pas inactif. Ce n'est pas la fin immédiate de Satan que Jésus annonce, tout au moins pas encore, c'est la fin de sa transcendance mensongère, de son pouvoir de remise en ordre.
Pour signifier les conséquences de la révélation chrétienne, le Nouveau Testament dispose de tout un jeu de métaphores. On peut dire de Satan, je le répète, qu'il ne peut plus s'expulser lui-même. On peut dire également qu'il ne peut plus « s'enchaîner » et c'est au fond la même chose. Comme les jours de Satan sont comptés il en profite au maximum et, très littéralement, il se déchaîne.
Le christianisme étend le champ d'une liberté dont les individus et les communautés font l'usage qui leur plaît, parfois bon, souvent aussi mauvais.
Le mauvais usage de la liberté contredit, bien entendu, les aspirations de Jésus pour l'humanité. Mais si Dieu ne respectait pas la liberté des hommes, s'il s'imposait à eux par la force ou même par le prestige, par la contagion mimétique en somme, il ne se distinguerait pas de Satan.
Ce n'est pas Jésus qui rejette le royaume de Dieu, ce sont les hommes, y compris nombre de ceux qui se croient non violents simplement parce qu'ils bénéficient au maximum de la protection des puissances et des principautés, et qu'ils ne font jamais usage de la force.
Jésus distingue deux types de paix. La première est celle qu'il propose à l'humanité. Si simples qu'en soient les règles, elle « surpasse l'entendement humain », pour la bonne raison que la seule paix connue de nous est la trêve des boucs émissaires, « la paix telle que le monde la donne ». C'est la paix des puissances et des principautés, toujours plus ou moins « satanique ». C'est la paix dont la révélation évangélique nous prive de plus en plus.
Le Christ ne peut pas apporter aux hommes la paix vraiment divine sans nous priver au préalable de la seule paix dont nous disposons. C'est ce processus historique forcément redoutable que nous sommes en train de vivre.
Ce qui retarde le « déchaînement de Satan », saint Paul, dans l'épître aux Thessaloniciens, le définit comme un kathéchon, autrement dit comme cela qui contient l'Apocalypse au double sens du mot français, noté par J.-P. Dupuy : enfermer en soi-même et retenir dans certaines limites.
Il s'agit forcément d'un ensemble où les qualités les plus contraires se composent, aussi bien la force d'inertie des puissances de ce monde, leur inintelligence de la Révélation que leur intelligence, leur faculté d'adaptation1. Et le retard de l'apocalypse est dû encore et surtout peut-être au comportement des individus qui s'efforcent de renoncer à la violence et de décourager l'esprit de représailles.
La vraie démystification n'a rien à voir avec les automobiles et l'électricité, contrairement à ce que Bultmann imaginait, elle vient de notre tradition religieuse. Nous autres « modernes » croyons posséder la science infuse du seul fait que nous baignons dans notre « modernité ». Cette tautologie que nous nous répétons depuis trois siècles nous dispense de penser.
Pourquoi le vrai principe de démythisation n'est-il formulé que dans une seule tradition religieuse, la nôtre ? N'est-ce pas une injustice insupportable à l'époque des « pluralismes » et des « multiculturalismes » ? L'essentiel n'est-il pas de ne pas faire de jaloux ? Ne faut-il pas sacrifier la vérité à la paix du monde, pour éviter les terribles guerres de religions que nous préparons, dit-on partout, si nous défendons ce que nous croyons être la vérité ?
Pour répondre à cette question, je laisse la parole à Giuseppe Fornari
Le fait que nous possédions [dans le christianisme] un instrument de connaissance inconnu des Grecs ne nous donne pas le droit de nous croire meilleurs qu'eux, et il en va de même pour toutes les cultures non chrétiennes. Ce n'est pas une identité culturelle déterminée qui dote le christianisme de sa puissance de pénétration, c'est son pouvoir de racheter toute l'histoire humaine, en résumant et en transcendant toutes ses formes sacrificielles. C'est là qu'est le vrai métalangage spirituel seul capable de décrire et de dépasser le langage de la violence [...]. Et c'est ce qui explique la diffusion extrêmement rapide de cette religion dans le monde païen, ce qui lui a permis d'absorber la force vivante de ses symboles et de ses coutumes 2.

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La vérité est extrêmement rare sur cette terre. Il y a même lieu de penser qu'elle devrait être tout àfait absente. Les emballements mimétiques, en effet, sont par définition unanimes. Chaque fois qu'il s'en produit un, il persuade tous les témoins sans exception. Il fait de tous les membres de la communauté des faux témoins inébranlables car incapables de percevoir la vérité.
Étant donné les propriétés du mimétisme, le secret de Satan devrait être à l'abri de toute révélation. De deux choses l'une en effet : ou bien le mécanisme victimaire se déclenche et son unanimité élimine tous les témoins lucides, ou bien il ne se déclenche pas, les témoins restent lucides mais n'ont rien à révéler. Dans des conditions normales, le mécanisme victimaire n'est pas connaissable. Le secret de Satan est inviolable.
À la différence de tous les autres phénomènes, qui ont pour propriété fondamentale d'apparaître (le mot « phénomène » vient de phainesthai : briller, apparaître), le mécanisme victimaire disparaît nécessairement derrière les significations mythiques qu'il engendre. Il est donc paradoxal, exceptionnel, unique en tant que phénomène.
L'inviolabilité du mécanisme explique l'assurance extrême de Satan avant la révélation chrétienne. Le maître du monde se croyait capable de soustraire à jamais son secret aux regards indiscrets, de conserver intact l'instrument de sa domination. Et pourtant Satan se trompait. En fin de compte, nous l'avons vu, il s'est fait « duper par la Croix ».
Pour que la révélation évangélique ait lieu, il faut que la contagion violente contre Jésus soit et ne soit pas unanime. Il faut qu'elle soit unanime pour que le mécanisme se produise et il faut qu'elle ne soit pas unanime pour que ce mécanisme puisse être révélé. Ces deux conditions ne sont pas réalisables simultanément mais elles peuvent se réaliser successivement.
C'est ce qui s'est passé, de toute évidence, dans le cas de la crucifixion. C'est ce qui fait que le mécanisme victimaire finalement a pu être révélé.
Au moment de l'arrestation de Jésus, Judas a déjà trahi, tous les disciples se dispersent, Pierre s'apprête à renier son maître. L'emballement mimétique paraît sur le point de basculer, comme d'habitude, dans l'unanimité. Si cela s'était produit, si le mimétisme violent avait vraiment triomphé, il n'y aurait pas d'Évangile, il n'y aurait guère qu'un mythe de plus.
Le troisième jour de la Passion, toutefois, les disciples dispersés se regroupent à nouveau autour de Jésus qu'ils tiennent pour ressuscité. Quelque chose se produit in extremis qui ne se produit jamais dans les mythes. Une minorité contestataire apparaît, résolument dressée contre l'unanimité persécutrice, laquelle n'est plus de ce fait qu'une majorité, toujours écrasante numériquement certes, mais incapable désormais, nous le savons, d'imposer universellement sa représentation de ce qui s'est passé.
La minorité contestataire est si minuscule, si dénuée de prestige et surtout si tardive qu'elle n'affecte en rien le processus victimaire mais son héroïsme va lui permettre non seulement de se maintenir mais de rédiger ou de faire rédiger les comptes rendus, diffusés plus tard dans le monde entier, qui répandront partout le savoir subversif des boucs émissaires injustement condamnés.
Le petit groupe des derniers fidèles était déjà plus qu'à demi happé par la contagion violente. Où puise-t-il soudain la force de s'opposer à la foule et aux autorités de Jérusalem ? Comment expliquer cette volte-face contraire à tout ce que nous avons appris sur la puissance irrésistible des emballements mimétiques ?
A toutes les questions posées dans le présent essai, j'ai toujours pu trouver jusqu'ici des réponses plausibles dans un contexte purement humain, « anthropologique », mais cette fois, la chose est claire, c'est impossible.
Pour rompre l'unanimité mimétique, il faut postuler une force supérieure à la contagion violente et, si nous avons appris une seule chose dans cet essai, c'est qu'il n'en existe aucune sur cette terre. C'est justement parce que la contagion violente a toujours été toute-puissante chez les hommes, avant le jour de la Résurrection, que le religieux archaïque l'a divinisée. Les sociétés archaïques ne sont pas aussi bêtes que le pensent les modernes. Elles ont de bonnes raisons de tenir l'unanimité violente pour divine.
La Résurrection n'est pas seulement miracle, prodige, transgression des lois naturelles, elle est le signe spectaculaire de l'entrée en scène, dans le monde, d'une puissance supérieure aux emballements mimétiques. A la différence de ceux-ci, cette puissance n'a rien d'hallucinatoire ni de mensonger. Loin de tromper les disciples, elle les rend capables de repérer ce qu'ils ne repéraient pas auparavant et de se reprocher leur débandade lamentable des jours précédents, de se reconnaître coupables de participation à l'emballement mimétique contre Jésus.


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Quelle est cette puissance qui triomphe du mimétisme violent ? Les Évangiles répondent que c'est l'Esprit de Dieu, la troisième personne de la Trinité chrétienne, le Saint-Esprit. C'est lui, de toute évidence, qui se charge de tout. Il serait faux, par exemple, de dire des disciples qu'ils « se ressaisissent » : c'est l'Esprit de Dieu qui les saisit et ne les lâche plus.
Dans l'Évangile de Jean, le nom donné à cet Esprit décrit admirablement le pouvoir qui arrache les disciples à la contagion jusqu'alors toute-puissante, le Paraclet.
J'ai commenté ce terme dans d'autres essais mais son importance pour la signification de ce livre est si grande que je dois y revenir. Le sens principal de parakleitos, c'est l'avocat dans un tribunal, le défenseur des accusés. Au lieu de chercher des périphrases, des échappatoires, dans le but d'éviter cette traduction, il faut la préférer à toutes les autres, il faut s'émerveiller de sa pertinence. Il faut prendre à la lettre l'idée que l'Esprit éclaire les persécuteurs sur leurs propres persécutions. L'Esprit révèle aux individus la vérité littérale de ce qu'a dit Jésus pendant sa crucifixion : « Ils ne savent pas ce qu'ils font. » Il faut songer aussi à ce Dieu que Job appelle : « mon Défenseur ».
La naissance du christianisme est une victoire du Paraclet sur son vis-à-vis, Satan, dont le nom signifie originairement l'accusateur devant un tribunal, celui qui est chargé de prouver la culpabilité, des prévenus. C'est une des raisons pour lesquelles les Évangiles font de Satan le responsable de toute mythologie.
Que les récits de la Passion soient attribués à la puissance spirituelle qui défend les victimes injustement accusées correspond merveilleusement au contenu humain de la révélation, tel que le mimétisme permet de l'appréhender.
Loin de nuire à la révélation théologique ou d'être en concurrence avec elle, la révélation anthropologique en est inséparable. Cette fusion des deux est réclamée par le dogme de l'Incarnation, le mystère de la double nature, divine et humaine, de Jésus-Christ.
La lecture « mimétique » permet de mieux réaliser cette fusion. Loin d'éclipser la théologie, l'élargissement anthropologique, en concrétisant l'idée trop abstraite de péché originel, comme l'a bien vu James Alison 3, rend sa pertinence manifeste.

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Pour souligner le rôle du Saint-Esprit dans la défense des victimes, il ne sera pas inutile, peut-être, d'observer pour terminer le parallélisme des deux conversions magnifiques qui se produisent autour de la Résurrection.
La première c'est le repentir de Pierre après son reniement, si important qu'on peut le considérer comme une nouvelle et plus profonde conversion. La seconde c'est la conversion de Paul, le fameux « chemin de Damas ».
Tout sépare en apparence ces deux événements : ils ne figurent pas dans les mêmes textes, ils se situent l'un au tout début, l'autre tout à fait à la fin de la période cruciale du christianisme naissant. Leurs circonstances sont très différentes. Les deux hommes sont très différents. Le sens profond des deux expériences n'en est pas moins exactement le même.
« Ce que les deux convertis deviennent capables de voir grâce à leurs deux conversions, c'est le grégarisme violent dont ils ne se savaient possédés ni l'un ni l'autre, le mimétisme qui nous fait tous participer à la crucifixion.
Juste après son troisième reniement, Pierre entend un coq chanter et il se souvient de la prédiction de Jésus. Alors seulement il découvre le phénomène de foule auquel il a participé. Il se croyait orgueilleusement immunisé contre toute infidélité à Jésus. Tout au long des Évangiles synoptiques, Pierre est le jouet ignorant de scandales qui le manipulent à son insu. En s'adressant à la foule de la Passion quelques jours plus tard, il insistera sur l'ignorance des êtres possédés par le mimétisme violent. Il parle en connaissance de cause.
Dans son Évangile, Luc, à l'instant décisif, fait traverser la cour à Jésus sous la conduite de ses gardes et les deux hommes échangent un regard qui transperce le cœur de Pierre.
La question que Pierre lit dans ce regard : « Pourquoi me persécutes-tu ? », Paul l'entendra de la bouche même de Jésus : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? » Le mot persécution figure encore dans la seconde phrase de Jésus, en réponse à la question posée par Paul : « Qui es-tu, Seigneur ? — Je suis Jésus que tu persécutes » (Actes 9, 1-5).
La conversion chrétienne c'est toujours cette question posée par le Christ lui-même. Du seul fait que nous vivons dans un monde structuré par des processus mimétiques et victimaires dont nous profitons tous sans le savoir, nous sommes tous complices de la crucifixion.
La Résurrection fait appréhender à Pierre et à Paul, et derrière eux à tous les croyants, que tout enfermement dans la violence sacrée est violence contre le Christ. L'homme n'est jamais la victime de Dieu, Dieu est toujours la victime de l'homme.

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Ma recherche n'est théologique qu'indirectement, à travers l'anthropologie évangélique trop oubliée, il me semble, des théologiens. Pour la rendre efficace, je l'ai poursuivie aussi longtemps que possible sans présupposer la réalité du Dieu chrétien. Aucun appel au surnaturel ne doit rompre le fil des analyses anthropologiques.
En donnant une interprétation naturelle, rationnelle, de données perçues naguère comme relevant du surnaturel, Satan par exemple, ou la dimension apocalyptique du Nouveau Testament, la lecture mimétique élargit, en vérité, le domaine de l'anthropologie mais, à la différence des anthropologies non chrétiennes, elle ne minimise pas l'emprise du mal sur les hommes et leur besoin de rédemption.
Certains lecteurs chrétiens craignent que cet élargissement n'empiète sur le domaine légitime de la théologie. Je crois au contraire qu'en désacralisant certains thèmes, en montrant que Satan existe d'abord en tant que sujet des structures de la violence mimétique, on pense avec les Évangiles et non pas contre eux.
L'élargissement anthropologique se produit, il faut l'observer, aux dépens de domaines que les théologiens actuels, même les plus orthodoxes, ont tendance à négliger, car ils ne peuvent plus les intégrer à leurs analyses. Ils ne veulent pas reproduire purement et simplement les lectures anciennes qui ne désacralisent pas suffisamment la violence. Ils ne veulent pas non plus supprimer des textes essentiels, au nom d'un impératif de « démythisation » positiviste et naïve, dans le style de Bultmann. Ils restent donc silencieux. L'interprétation mimétique permet de sortir de cette impasse.
Loin de minimiser la transcendance chrétienne, l'attribution de significations purement terrestres, rationnelles, à des thèmes tels que Satan ou la menace apocalyptique, rend plus actuels que jamais les « paradoxes » de Paul sur la folie et la sagesse de la Croix. C'est dans la mise en rapport avec les textes les plus étonnants de Paul, il me semble, que s'éclaire déjà et que demain s'éclairera plus encore, ainsi que le pressent Gil Bailie 4, la vraie démythisation de notre univers culturel, celle qui ne peut venir que de la Croix :


Le langage de la croix est... folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui se sauvent, pour nous, il est puissance de Dieu. Car il est écrit : Je détruirai la sagesse des sages, j'anéantirai l'intelligence des intelligents. Où est-il le sage ? Où est-il l'homme cultivé ?
Où est-il le raisonneur de ce siècle ? Dieu n'a-t-il pas frappé de folie la sagesse du monde ? Puisqu'en effet le monde, par le moyen de la sagesse, n'a point reconnu Dieu dans la sagesse de Dieu, c'est par la folie du message qu'il a plu à Dieu de sauver les croyants. Oui, tandis que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sagesse, nous prêchons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs comme Grecs, c'est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes. (1Co 1, 18-25)

René Girard, in Je vois Satan tomber comme l’éclair – biblio essai

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