samedi 20 avril 2013

Nous en avons assez du « Yakafokon » managérial !

Les Echos n° 21330 du 10 Décembre 2012 • page 13

Figurez-vous que nous vivons dans un monde « de changement perpétuel, de compétition féroce, d'innovation débordante et d'exigences sociales ». C'est la première révélation que nous devons à Gary Hamel. Oui, le choc est rude, tant nous étions loin de nous douter de cette terrible réalité.

Sachons-lui gré de ne pas nous dorer la pilule et de nous permettre une prise de conscience salutaire. D'autant qu'il nous dévoile dans le même temps, à notre grand soulagement, les solutions pour nous en sortir. Car, c'est la grande et bonne nouvelle, on peut prospérer dans ce monde infernal. C'est même tout simple et on s'en voudrait presque de ne pas y avoir pensé avant. Cinq principes : des valeurs, de l'innovation, de l'adaptabilité, de la passion et de l'idéologie. Ce dernier point est encore à préciser, mais c'est un beau programme : il s'agit ni plus ni moins que d'introduire de la noblesse dans nos entreprises !

Cessons-là l'ironie. C'est plutôt la consternation qui nous envahit à la lecture des propositions d'Hamel. Une fois de plus nous voilà dans le monde merveilleux du « Yakafokon managérial » venu tout droit des Etats-Unis... donc nécessairement performant ! Une fois de plus nous voilà dans l'univers des managers-sauveurs-de-l'entreprise parce qu'ils auront adopté le « bon » comportement, la « vraie » passion, la « bonne » idéologie. Une fois de plus, on nous fait miroiter des grands mots qui nous promettent d'échapper à l'horrible rationalité qui conduit le monde des entreprises à leur perte !

Pourquoi après tant d'années à ressasser les mêmes recettes le monde des organisations n'a-t-il pas changé ? Les managers seraient-ils incapables d'apprendre et d'appliquer ces recettes infaillibles qu'on leur sert avec force ? Ou bien « quelque chose » résisterait-il à leur immense passion et bonne volonté ? Ces approches reposent sur des implicites discutables : le contexte est un épiphénomène qui se pliera nécessairement aux visions managériales, la complexité se tiendra sagement à sa place si l'on se montre à la fois passionné et adaptable, les organisations ne sont que des châteaux de cartes soumis à l'idéologie du leader qui peut en faire ce qu'il veut et les salariés, les autres, ceux qui travaillent pour tous ces managers new look, suivront comme un seul homme, fascinés par tant de noblesse.

Comment des managers intelligents peuvent-ils lire tout cela sans sourire ? Peut-être sont-ils si fragilisés, si inquiets de leur propre pouvoir qu'ils recherchent un discours rassurant ? Peut-être les difficultés actuelles sont-elles si décourageantes qu'elles rendent nécessaires des propos simplificateurs grâce auxquels tout redevient possible ?

Mais revenons à Hamel. Demandons-nous si ces propositions ne peuvent pas, elles aussi, produire des entreprises effrayantes ? Les valeurs : les régimes totalitaires, les groupes sectaires n'en sont-ils pas saturés ? En quoi sont-elles partagées dans des organisations de plus en plus diverses ? 

L'innovation : sans doute, mais est-on convaincu qu'il est capital de remplacer son iPhone 4 par un iPhone 5 ? L'adaptabilité : certainement, mais à quel prix ? Qui en supporte les coûts et les aléas ? La passion : est-il raisonnable d'exiger de l'ardeur de toutes et tous ? N'est-il pas plus pressant de permettre aux employés de « bien faire leur boulot » ? Quant à l'idéologie, la noblesse, la nouvelle philosophie du management qui accordera à chacun la liberté dans l'entreprise... Gary Hamel serait-il un dangereux révolutionnaire qui envisage de démocratiser l'entreprise ?

Soyons honnêtes, l'approche de Hamel est aussi la réponse du berger à la bergère après trois années sur les risques psycho-sociaux et autre souffrance au travail. Entre le discours envahissant sur le malaise - des cadres, des salariés, des organisations... - et celui de l'idéalisation de l'action managériale, il ne reste finalement que peu de place pour la prise en compte du réel, trop complexe pour être regardé sans complaisance.
Sandra Enlart est directrice générale d'Entreprise & Personnel, Hervé Laroche est professeur à l'ESCP Europe.

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