mardi 18 juin 2013

Les jeunes ploucs parlent aux vieux cons (de L’Express)

Afin de réconcilier les jeunes avec les médias d’information, ces derniers seraient bien avisés de proposer à leur lectorat des articles pertinents, et de s’éloigner ainsi de la caricature médiocre.

Ah, l’épreuve de philosophie du bac. C’est un marronnier journalistique, ce qui veut dire que chaque année, immanquablement, la presse relaie et commente les sujets du jour. Mais cette année, il y a deux marrons qui me sont restés en travers de la gorge, publiés sur L’Express :
C’était bien entendu censé être drôle : la rédaction « s’est prêtée au jeu » du commentaire de texte en 140 caractères, peut-on lire. Le problème de cette tentative d’humour n’est pas de n’être pas drôle. Le problème, c’est que ces articles dégoulinent de mépris et de condescendance envers « les jeunes », vus par la rédaction de L’Express. Extrait :
« Sujet 1: Zyva, kiffer le taf est-il chelou sa race, ou quoi?
Faites gaffe: l’examinateur veut peut-être se taper l’affiche et vous tendre un piège. Faut-il répondre en français ou en français? Ne prenez pas le cousin pour un bouffon [...] »

Ne NOUS prenez pas pour des bouffons

À vous lire, M. Barbier, « les lycéens youtubés » forment une tribu homogène et uniforme. Ils seraient reconnaissables à leur langage barbare, que vous tentez de singer avec audace. Toutefois, quelques erreurs d’usage viennent trahir votre effort d’authenticité.
Sachez par exemple qu’on ne dit plus « zicmu » depuis 1997. Ni même « zic », d’ailleurs : de nos jours on parle davantage de « son ». Mais on vous pardonne. Le monde va tellement vite, c’est difficile de suivre ! J’ajouterais bien « à votre âge », mais ce serait inutilement condescendant.
Les jeunes de nos jours auraient donc en commun un vicieux plaisir à massacrer la langue française. Ils ne s’exprimeraient que dans ce jargon caricatural. Mais faut-il hâtivement en conclure que les jeunes seraient ignorants ou désintéressés de la fonction esthétique du langage, simplement parce que l’outil s’use et se déforme à leur contact ?
Prenez garde Monsieur Barbier, avec un avis aussi tranché et un plan déséquilibré en faveur de la thèse, vous n’auriez pas eu la moyenne au sujet des Terminales S.

Vous n’avez pas le monopole de la culture

À vous lire M. Barbier, nous n’aurions pas les mêmes références culturelles. Comme si c’était une tare, alors que dans ce domaine comme dans tant d’autres, la diversité est une source de richesse.
Je vous rassure : l’humour indémodable et la renommée des Monty Python leur ont fait traverser le XXème, pour parvenir jusqu’à notre ère. Ce n’est pas parce que « c’est vieux » que c’est forcément naze à nos yeux.
Les jeunes ploucs parlent aux vieux cons (de LExpress) monty
J’ose espérer que la réciproque est également vraie : ce n’est pas parce qu’une oeuvre est « jeune » ou qu’elle s’inscrit dans un courant artistique récent qu’elle est forcément superficielle, qu’elle ne mérite pas qu’on s’y intéresse.
Sachez au passage, que le coup du « résumer une oeuvre en 140 caractères », ça a déjà été fait. Ça s’appelle la Twittérature et c’est sorti en 2010 (en langage geek/branché, on appelle ça un « old » — non, ce n’est toujours pas une remarque déplacée sur votre âge, je ne me le permettrais pas).
D’où vient votre légitimité à hiérarchiser les références culturelles ? La longévité d’une oeuvre lui confère-t-elle nécessairement plus d’importance que sa popularité ? Si toutes les références culturelles ne se valent pas, comment juger ?
Une question qui aurait pu avoir sa place dans une copie sur « qu’est-ce qu’un jugement vrai », mais vous êtes passé à côté de la problématique. Le seul jugement qui vaille semble être celui des aînés. Entre « il faut bien que jeunesse se passe » et « c’était mieux avant », j’ai bien peur que vos exemples ne soient trop clichés…

Hôpital, charité…

Mais de références culturelles propres à notre génération, vous n’en citez aucune, préférant moquer les icônes éphémères de la pop culture, les invité-e-s du dîner de cons, que vous donnez quotidiennement.
Ne nous prenez pas pour plus benêts que nous sommes : ce qui transparaît de vos articles du jour, c’est une véritable méconnaissance de cette génération que vous affublez du sobriquet de « lycéens youtubés ». Une critique à demi-formulée de ces « jeunes de nos jours » qui ne lisent plus, préférant consommer de la vidéo LOL plutôt que de l’article de fond.


Kamel Toe: la revue littéraire "Voltaire... par Panteros


Un jeune en vidéo qui parle de littérature ? Quelle est cette sorcellerie ? C’est Kamel Toe !
C’est-à-dire que de fond, on en trouve de moins en moins dans la presse traditionnelle, et ce n’est pas faute de chercher. Vous êtes d’ailleurs vous-même passé à la vidéo : condensé d’édito en 2 ou 4 minutes, à consommer sur place ou à emporter. Une sorte « d’ouverture facile » pour contenu médiatique. Pratique.
Les articles de fond ont laissé place au « format Internet » : du titre racoleur pour « faire du clic », deux-trois intertitres pour faciliter la lecture en diagonale, et surtout, du format court.
Tant pis si on reste très superficiel, il faut être le premier à réagir sur l’actualité, sinon c’est le #old. Alors on se fournit sur Twitter, c’est réactif. Les captures de tweet ont envahi les articles comme les micro-trottoirs polluent les journaux télévisés. Alors quand je vous lis railler la superficialité présumée des « lycéens youtubés », j’en grince des dents.
Les jeunes ploucs parlent aux vieux cons (de LExpress) Express battle couv1
Après le duel de Unes scandaleuses auquel vous vous étiez livré avec vos confrères du Point, vous ne pouvez décemment pas taquiner les lycéens, en leur suggérant de composer sur Twitter.
Notre capacité de réflexion excède largement les 140 caractères, je vous l’assure. C’est sans doute pour cette raison que ce lectorat est autant en décalage avec votre offre de contenu. Avec tous les efforts que vous faites pour réduire votre contenu au format twitter ! Du clash et du choc pour monter en #TT (Trending Topic — les sujets les plus discutés sur Twitter)  ! Comme on s’en lasse…
Les jeunes ploucs parlent aux vieux cons (de LExpress) Express francois et ses femmes1
Elle était bien aussi, cette Une…

Interprète-t-on avant de connaître ?

Apparemment, aucun lycéen n’aurait pu choisir ce sujet selon votre version des corrigés du bac 2013 :
« Je pense que les élèves ne prendront jamais ce sujet car ils ne le comprendront pas. Il fait référence à une citation de Nietzsche pour contester l’objectivité des sciences : « Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations ». »
Au risque d’afficher mon ignorance, je vais tout de même me lancer. Au pire, je ne serai pas la première, d’autres l’auront fait avant moi.
J’aurais sans doute amené comme problématique « l’objectivité est-elle possible ? » : dès lors que l’expression passe par un sujet, peut-on encore parler d’objectivité ? Cette question, au centre de la définition même du métier de journaliste, mérite d’être examinée à l’aune des nouvelles technologies, où chacun devient potentiellement relais de l’information, témoin de l’événement.
Quel est alors le rôle du journaliste, en quoi se distingue-t-il du quidam qui instagram et qui tweet à tout va ? Si l’objectivité est inatteignable – est-elle d’ailleurs souhaitable ? – le journaliste n’aurait-il de valeur que dans l’interprétation ?
On ne lui demande pas d’être expert ni omniscient, mais on attend de lui qu’il prenne du recul, qu’il soit capable d’apporter un regard critique sur le flux d’information qui inonde quotidiennement tous les canaux de communication.
Plutôt que de nourrir le flood, M. Barbier, proposez-nous du contenu pertinent. Vous vous trompez sur la jeunesse, elle n’est ni inculte ni superficielle. Elle est exigeante parce qu’elle a le choix. Et vous n’êtes pas au niveau.
Rendez-vous aux rattrapages.
Ça vous a plu ? Faites tourner !

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