dimanche 17 novembre 2013

Quand Charles VI le Fou inventait la retraite

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Gravure du XVe siècle représentant Charles VI et sa cour (détail).

La période estivale aura été marquée par la poursuite des concertations sur les retraites entre gouvernement et partenaires sociaux, à la suite de la remise, le 14 juin, du rapport Moreau au premier ministre Jean-Marc Ayrault. Le dernier épisode d'une longue épopée, celle des pensions.

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Il était une fois un roi sujet à de fréquentes crises de folie, au point d'être surnommé "le Fou". Le 7 janvier 1407, soixante-dix ans après le début de la guerre de Cent Ans, Charles VI (1368-1422) édicte une ordonnance donnant droit à une pension "à ceux qui bien et longuement l'auraient servi". Il vient d'inventer la retraite. Les souverains qui lui succèdent sous l'Ancien Régime prélèvent sur leur trésor royal pour distribuer des pensions de cour, de charité et de mérite à un petit cercle d'environ 60 000 élus.
Mais c'est la difficulté de trouver des équipages fiables pour les navires de Sa Majesté qui va aboutir à la création de la première véritable caisse de retraite. Le 22 septembre 1673, Jean-Baptiste Colbert, (1619-1683), ministre de Louis XIV, met en place l'enrôlement général des "gens de mer", appelés à servir sur les vaisseaux du roi. Une caisse des invalides de la marine royale est destinée à secourir les marins blessés ou invalides.

"RÉCOMPENSES AUX GENS DE MER"
Ce concept d'invalidité englobe peu à peu celui de vieillesse. Et le 31 octobre 1784, sous Louis XVI, l'ordonnance du marquis de Castries convertit le régime, qui avait été étendu progressivement aux militaires gradés et aux personnels des maisons royales et de la ferme générale, en système de pensions de vieillesse et d'invalidité.
Il s'agit pour le roi, selon le texte de l'ordonnance, de "régler les récompenses [les compensations] qu'elle se propose d'accorder aux gens de mer qui seront morts sur ces vaisseaux ainsi qu'aux veuves et aux enfants" et de "déterminer les cas où ils seront susceptibles des pensions d'invalides".
Bonne fille, la Révolution élargit aux fonctionnaires titulaires la pension de retraite. Mais, faute d'être financée, la loi des 3-22 août 1790, votée par l'Assemblée constituante, ne sera guère appliquée. Plusieurs professions obtiennent ensuite un droit à la retraite : les mineurs d'Aniche, dans le Nord (1801), les employés de la Banque de France (1806), ceux de la Comédie-Française (1812), les militaires (1831).

 RETRAITE À 60 ANS
Par la loi du 18 juin 1850, Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République, crée même une caisse de retraite pour les salariés du secteur privé, à laquelle l'adhésion est "volontaire, spontanée et libre". C'est une retraite par capitalisation, qui prévoit le versement par la Caisse des dépôts et consignations d'une rente proportionnelle aux versements que les bénéficiaires ont accomplis. Les ouvriers ayant peu d'épargne, le système capote.
Devenu empereur, Napoléon III va plus loin. La loi du 9 juin 1853 institue un régime de pension uniforme pour les 158 227 fonctionnaires civils rétribués par l'Etat. Les émoluments des fonctionnaires font l'objet d'une retenue de 5%, destinée à financer les retraites. Le droit à une pension, basée sur la moyenne des traitements des six dernières années d'activité, est acquis à 60 ans après trente ans de service. Pour certains métiers pénibles - facteur, chargeur de malle, garde forestier ou agent des douanes - la retraite est fixée à 55 ans, après vingt-cinq ans de service. Enfin, la loi accorde aux veuves une pension de réversion.
C'est sous la IIIe République, le 27 décembre 1895, que le président de la République Félix Faure promulgue une loi qui consacre un système de capitalisation pour les ouvriers et employés. Désormais, "les sommes qui seront retenues sur les salaires des ouvriers" devront être versées soit à la "Caisse nationale des retraites pour la vieillesse", soit à la Caisse des dépôts et consignations, en vue d'être converties en rentes sur l'Etat, en valeurs du Trésor ou en obligations.

"TOUS LES VIEUX RELÈVERONT LE FRONT"
Née au congrès de Limoges, en septembre 1895, la CGT se divise. Les partisans de Jules Guesde crient au "vol du salaire ouvrier". Le débat rebondit en 1910, quand la loi du 5 avril sur les retraites ouvrières et paysannes conforte la capitalisation. Ce texte, promulgué par Armand Fallières, alors président de la République, prévoit que "l'âge normal de la retraite est de 65 ans", alors que l'espérance de vie ne dépasse pas 48 ans. "La retraite de vieillesse, dispose la loi, est constituée par des versements obligatoires et facultatifs des assurés, par des contributions des employeurs et par des allocations viagères de l'Etat." Les versements annuels obligatoires sont fixés à 9 francs pour les hommes, 6 francs pour les femmes et 4,50 francs pour les mineurs de moins de 18 ans. Tout salarié gagnant moins de 3 000 francs aura droit à une retraite annuelle de 180 à 360 francs, à condition d'avoir "effectué au moins trente versements annuels".
Le patronat dénonce alors "une invitation à la paresse". Et la CGT fustige "l'escroquerie des retraites ouvrières". Devant le congrès de la SFIO, à Nîmes, le 7 février 1910, Jean Jaurès défend la réforme : voyant dans le versement ouvrier, récusé par la CGT, l'émergence d'une retraite ayant "vraiment un caractère d'assurance", le tribun socialiste s'enflamme : "Aujourd'hui, quand l'ouvrier de 40 ans voit passer à côté de lui un vieux de 60 ans sans abri, sans retraite, mendiant, importun et méprisé, [il] se voit d'avance, comme dans un miroir sinistre, dans la figure flétrie de ce pauvre homme et il se dit : c'est comme cela que je serai dans quelques années. (...) Dès demain, par le vote immédiat de la loi (...) , tous les vieux relèveront le front, et tous les jeunes, tous les hommes mûrs se diront du moins que la fin de vie ne sera pas pour eux le fossé où se couche la bête aux abois."
En 1912, la loi du 27 février abaisse l'âge légal à 60 ans. Et quand la loi du 5 avril 1928, créant des assurances sociales, est promulguée, la CGT et la CFTC applaudissent. Elle est complétée par la loi du 30 avril 1930, qui garantit au retraité une pension s'élevant à 40 % du salaire moyen, à partir de 60 ans et de trente années d'affiliation. En 1937, le patronat et les syndicats mettent en place des régimes de retraite privés dans les branches professionnelles.

 "SOLIDARITÉ DES CLASSES"
Paradoxalement, le passage de la capitalisation à la répartition a lieu sous le régime de Vichy. Sous l'influence de René Belin, ancien syndicaliste de la CGT devenu ministre du travail, est instituée, par la loi du 14 mars 1941, l'allocation pour les vieux travailleurs salariés. "Ne nous berçons pas d'illusions, proclame le maréchal Pétain, l'Etat ne peut donner que ce qu'il reçoit. (...) La retraite des vieux travailleurs repose sur la solidarité de la nation. (...) Solidarité des classes, puisque les pensions sont constituées par les versements des assurances sociales, et que ces versements proviennent, à la fois, des patrons et des ouvriers. Solidarité des âges, puisque ce sont les jeunes générations qui cotisent pour les vieilles. Voilà donc une grande réforme sociale." L'âge de la retraite est fixé à 65 ans.

A la Libération, les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945, qui créent la Sécurité sociale, universalisent le système de répartition, sur la base du programme du Conseil national de la Résistance. Mais elles laissent subsister une myriade de régimes spéciaux. S'ouvre alors une séquence de plus de soixante-cinq ans, où les chamboulements démographiques et les contraintes financières remodèleront en profondeur la physionomie de cette conquête sociale. Séquence dans laquelle nous sommes encore...

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