samedi 21 décembre 2013

Pipis chronométrés, collègues virés sous mes yeux : ma vie de standardiste pour un prestataire d'Apple

Jeanne gagne un peu plus de 1000 euros par mois pour 39 heures de travail hebdomadaire (J.HARDY/MAXPPP).

LE PLUS. Jeanne cherchait un travail quand on lui proposé un job de standardiste chez un prestataire d'Apple à Barcelone. Ni une, ni deux, elle a accepté. Quelques mois plus tard, elle déchante. Flicage en temps réel, pauses chronométrées, clients agressifs, la pression est constante. Pourquoi Jeanne parle-t-elle aujourd'hui ? Parce qu'elle n'en peut plus. Témoignage.

Édité par Henri Rouillier  

Mon histoire commence il y a quelques mois. Je veux changer d’air, changer de vie. Mais pour cela, il faut un travail. Après plusieurs recherches, je tombe sur une annonce pour un boulot à Barcelone.

On cherche des Français natifs pour travailler sur une plateforme téléphonique. Le texte est alléchant, on me propose des cours de langue et une aide financière à l’installation sur place. J’envoie un CV brut, sans lettre de motivation. Et tout va très vite.

Le lendemain, on me rappelle. Après une batterie d’entretiens assez courts en anglais, on finit par me dire que c’est OK. Immédiatement, je cherche un appartement à Barcelone, le trouve, l'entreprise m'aide à déménager. Tout se passe pour le mieux dans le meilleur des mondes.

39 heures par semaine pour 1000 euros

Me voilà donc chez Sellbytel, une plateforme téléphonique européenne, sous-traitante d’Apple. Mon travail ? Répondre aux questions des clients par téléphone et par mail. Nous sommes une cinquantaine dans un grand open-space.

Pendant les trois premières semaines, je suis en formation: on m’apprend à répondre correctement, traiter les requêtes et surtout, faire en sorte que les clients ne rappellent pas. J’apprends à me servir des logiciels, j’assimile les procédures. À ce moment-là de l’histoire, je suis payée par chèque tous les mercredis et je n’ai pas encore signé de contrat de travail. Je me dis que c’est provisoire…

Et puis je finis par me jeter dans le grand bain.

Je travaille de 9h à 18h, ou de 10h à 19h. 39 heures par semaine pour un salaire d’environ 1100 euros nets par mois, avec les primes.

Avec le temps, j’ai fini par signer un contrat… Je ne me serais jamais doutée que je venais de sauter dans le vide. Et que la chute allait être longue et lente. Pourquoi ? Je vais vous raconter.

Je suis un punching-ball

Chaque matin, je dois être prête à recevoir des appels dès 9h. Mon bureau est au 6e étage d’une tour qui en compte 15, et il n’y a que 5 ascenseurs. Je dois donc arriver en avance. Pourquoi ? Parce qu’ils sont toujours blindés, et qu’ici, on ne rigole pas avec le temps.

Assise à mon poste, j’ouvre un logiciel que nous avons tous : un mouchard qui affiche nos différents statuts au fil de la journée. L’objectif ? Permettre à nos chefs de contrôler et chronométrer chacune de nos taches. "AVAILABLE", voilà ce qui est écrit sur mon écran. Je suis "disponible", je peux donc recevoir mon premier appel.

Ces coups de fil vont se succéder toute la matinée. Des courts, des longs. Des difficiles. Des gens dont le colis a été volé, des gens mécontents, des gens qui ont besoin d’être rassurés parce que leur iPhone n'a pas encore été livré. Ou des gens qui veulent simplement passer leurs nerfs. Des coups de fils qui vont nécessiter un suivi et une correspondance par mail (que je n’aurais pas nécessairement le temps d’assurer à cause de mon téléphone, qui sonne perpétuellement). Ce sont des coups de fil lourds, violents, difficile à gérer. J’ai souvent besoin d’un peu de temps pour reprendre mes esprits.

Ma pause-pipi est chronométrée

Pour déjeuner, j’ai le droit à une heure de pause. Pas une seconde de plus. Mon écran affiche alors "LOG OUT". Et le chronomètre démarre.
Si j’ai le malheur de me reconnecter au bout d’une heure et dix secondes, je recevrai un message de mon chef à la fin du mois qui me rappellera à l’ordre personnellement. Ce qui est totalement absurde puisqu’il m’arrive de rester dix minutes de plus le soir, et que je ne suis pas payée pendant ce temps-là. Quitte à compter, quitte à jouer ce jeu-là, autant le faire vraiment.

Tous les jours, j’ai le droit à 20 minutes de pause et 10 minutes pour aller aux toilettes. Soit 30 minutes par jour.

Mon mouchard a prévu des mots pour ça : "BREAK" ("pause") et "OFFLINE", synonyme de pause-pipi pour le logiciel. Pour autant, n’allez pas croire que je peux m’arrêter quand je le souhaite. Non. L'entreprise a mis en place un système ingénieux qui permet d'éviter que nous prenions tous nos pauses en même temps. Il y a une table au milieu de l’open-space sur laquelle sont posés des jouets. Il y en a entre 5 et 7.

Quand je prends une pause, je dois poser un de ces jouets sur mon bureau. Par conséquent, s’il n’y a pas de jouet disponible, je suis condamnée à attendre qu’un de mes collègues revienne. Niveau autonomie et indépendance, on a vu mieux. Et je n’en peux déjà plus.

Travailler le samedi, dire adieu à ma prime de 200 euros

Et puis tout a basculé il y a un mois. Nous avons tous reçu le même mail de la part du chef du département. À partir de maintenant, nous allons devoir travailler le samedi, contre un jour de récupération dans la semaine. À priori, rien de dramatique, cette possibilité figurait même dans mon contrat. Seulement, avec ce changement de planning, je vais perdre de l’argent. Un à deux dixième de mon salaire.

Nous avons le droit à des bonus, qui peuvent grimper à 200 euros tous les mois. Ils sont mesurés en fonction de trois critères. Si l'un d'entre eux n'est pas satisfait, je peux dire adieu à une partie de mes éventuels bonus.

1. Le résumé :

Après chaque appel-client, nous devons obligatoirement écrire un résumé en anglais sur sa fiche, qui sera lu par mon chef, les services d’Apple, les services de livraison et mes collègues du SAV.

Si jamais mon client rappelle, mes collègues pourront aussi consulter l’historique de sa commande sans problème.

Quand je raccroche, mon écran affiche donc "ACW", pour "After Call Writing". Et là, le chronomètre se déclenche. Théoriquement, j’ai entre 2 et 4 minutes pour faire ce résumé et contacter mon client par e-mail pour lui confirmer la prise en charge du dossier. Dans la pratique, je n’ai jamais réussi à m’en sortir en moins de 5 minutes.

Attention, hors de question de zapper cette étape. Si jamais je l’oubliais, mes chefs pourraient croire que j’ai voulu dissimuler un appel qui s’est mal passé… Ce qui serait synonyme de gros ennuis.

2. Les enquêtes :

Grâce à ces résumés, les clients peuvent aussi répondre à des enquêtes-qualité, qui impactent directement nos primes. Le score que je dois atteindre est de 78% de "bonnes notes". J’ai donc le droit à une mauvaise note sur cinq enquêtes.

Mais ça ne s’arrête pas là. Une bonne note, c’est 9 ou 10/10. Pas en dessous. En schématisant, si j’ai trois 10/10 et deux 8/10, je peux dire adieu à mon bonus.

Et puis, quand vous remplissez ce genre d’enquête, c’est rarement parce que vous êtes satisfait…

3. Le résolution au premier appel (le FCR en anglais) :

La règle numéro 1 en call-center, c’est que le client ne doit pas rappeler dans les 72 heures. Si un de mes clients m’envoie un mail et constate que je ne lui réponds pas, il va rappeler et tomber automatiquement sur un de mes collègues. Je vais donc perdre mon FCR… et ma prime. Si je travaille un samedi et que je prends mon jour de récupération dans la semaine, je traiterai moins de dossiers, et j'encouragerai donc malgré moi les clients à rappeler.

Mon collègue Alex, viré sous mes yeux

Aujourd’hui je parle parce que je ne supporte plus d’être traitée comme ça. Je ne supporte plus de me faire insulter à longueur des journées par des gens qui ne savent pas ce que j’endure tous les jours. Je ne supporte plus de travailler pour une boîte qui ne sait pas communiquer avec ses salariés, alors qu’elle leur enseigne à chaque instant la disponibilité et l’amabilité auprès des clients. Je ne veux pas non plus croire qu’Apple ferme les yeux sur nos conditions de travail. 39 heures payées 1000 euros, avec ces conditions de travail, le tout en Europe, sérieusement ?

Fin novembre, j’ai assisté au licenciement d’un de mes collègues, sous mes yeux. Mon ami Alex* a été convoqué, il a suivi notre manager. Deux minutes plus tard, le manager est revenu seul, il a pris l’ordinateur d’Alex, l’a débranché. Puis il est parti. Tout le monde est devenu livide. Aucune explication.
Alex avait une femme et un bébé. J’apprendrais plus tard qu’il a été viré parce qu’il passait trop de temps au téléphone avec les clients. Un comble sachant qu’on nous dit en permanence qu’il faut passer du temps avec le client et que c’est la qualité qui prime sur la quantité. Même sort pour certains de mes collègues suédois et italiens.

Juste avant cet épisode, j’avais réservé mon jouet pour partir en pause. Je l’ai immédiatement planqué, tétanisée à l’idée qu’on vienne enlever mon ordinateur pendant ma pause-café. Hors de question d’être humiliée de la sorte.

Nous avions été embauchés en même temps, notre période d’essai se terminait le jour du Black Friday. Mes collègues ont été virés la veille parce que les managers auraient été trop occupés le lendemain. Ils ont été reconduits en bas du building, avec interdiction de nous dire « au revoir ». Interdiction de dire un mot.

Qui sait, demain ce sera peut-être mon tour.


Propos recueillis par Henri Rouillier.
* Les prénoms ont été modifiés.

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