dimanche 9 février 2014

François Rabelais


François Rabelais
Description de l'image  Francois Rabelais - Portrait.jpg.
Activités Écrivain
Médecin
Moine
Naissance 1483 ou 14941
La Devinière, commune de Seuilly, en Touraine,
Pavillon royal de la France.png Royaume de France
Décès
Paris, Pavillon royal de la France.png Royaume de France
Langue d'écriture français
Mouvement Humanisme de la Renaissance
Genres Roman
Œuvres principales


François Rabelais (également connu sous le pseudonyme Alcofribas Nasier, anagramme de François Rabelais, ou bien encore sous celui de Seraphin Calobarsy)2 est un prêtre catholique français, également médecin et écrivain humaniste de la Renaissance, né à La Devinière à Seuilly, près de Chinon (dans l’ancienne province de Touraine), en 1483 ou 1494 selon les sources, et mort à Paris le 9 avril 1553.
Ses œuvres, comme Pantagruel (1532) et Gargantua (1534), qui tiennent à la fois de la chronique, du conte avec leurs personnages de géants, de la parodie héroï-comique, de l'épopée et du roman de chevalerie, mais qui préfigurent aussi le roman réaliste, satirique et philosophique, sont considérées comme une des premières formes du roman moderne.
Admirateur d'Érasme, maniant la parodie et la satire, Rabelais lutte en faveur de la tolérance, de la paix, d'une foi évangélique et du retour au savoir de l'Antiquité gréco-romaine, par-delà ces « ténèbres gothiques » qui caractérisent selon lui le Moyen Âge, du retour à Platon contre Aristote et surtout contre les dérives de l'aristotélisme. Rabelais s'en prend aux abus des princes et des hommes d'Église, et leur oppose d'une part la pensée humaniste évangélique, d'autre part la culture populaire, paillarde, « rigolarde », faite de vin et de jeux, manifestant ainsi une foi chrétienne véritable et humble, loin des lourdeurs ecclésiastiques.
Son réquisitoire à l'encontre des théologiens de la Sorbonne et ses expressions crues, parfois obscènes, lui valent l'ire des autorités religieuses, surtout à partir de la publication du Tiers Livre3. Il partage avec le protestantisme la critique de la scolastiqueG 1 et du monachismeG 2, mais le réformateur religieux Jean Calvin s'en prend à lui de manière très virulente, l'associant aux libertins et aux « pourceaux »4.

Biographie

De la campagne tourangelle à la vie monacale

Il demeure communément admis que le fils du sénéchal et avocat Antoine Rabelais naquit au domaine de La Devinière à Seuilly, près de Chinon en Touraine. En revanche, aucune preuve n'indique avec certitude les dates de naissance et de mort de Rabelais. En 1905, Abel Lefranc postulait l'année 1494 en s'appuyant sur le fait que Gargantua voit le jour un mardi gras ayant lieu aux alentours du 3 février5. Une lettre adressée à Guillaume Budé va également dans ce sens car Rabelais s'y nomme adulescens, terme latin s'appliquant au jeune homme de moins de trente ans, mais il s'agit peut-être d'une simple marque de modestieN 1,6. Les chercheurs s'accordent davantage sur l'année 1483, en raison d'une copie de son épitaphe indiquant sa mort le 9 avril 1553 à l'âge de 70 ans7. Jean Dupèbe a néanmoins découvert une pièce notariale portant sur la succession de Rabelais en date du 14 mars 15538. Selon une troisième hypothèse avancée par Claude Bougreau, il serait né le 5 mai 1489, ainsi qu'il le déduit d'une étude du chapitre 40 du Tiers-Livre9.
Son enfance se déroule sans doute de manière similaire aux bourgeois aisés de son temps, bénéficiant de l'enseignement médiéval : le trivium (grammaire, rhétorique, dialectique) et le quadrivium (arithmétique, géométrie, musique, astronomie)10. Selon un témoignage rédigé au XVIIe siècle par Bruneau de Tartifume, Rabelais commence sa vie de moine au couvent de la Baumette avant de rejoindre celui du Puy Saint-Martin à Fontenay-le-Comte. Il se lie alors avec Pierre Lamy, franciscain comme lui, et correspond avec Guillaume Budé. En 1523, les deux cordeliers voient leurs livres de grec confisqués par le monastère, cette langue étant alors jugée dangereuse. En obtenant un indult du pape Clément VII, ils réussissent à obtenir la permission d'intégrer l'ordre des Bénédictins, moins fermé à la culture profane. À l'abbaye Saint-Pierre-de-Maillezais, il y rencontre l'évêque Geoffroy d'Estissac, prélat lettré nommé par François Ier. Ce dernier prend Rabelais comme secrétaire et le place sous sa protection11. Quittant son habit de moine sans en demander officiellement l'autorisation, ce qui constitue alors un crime d'apostasie, Rabelais entreprend probablement un séjour à Paris entre 1528 et 1530, en commençant des études de médecine12. Il entretient également une liaison amoureuse avec une veuve et devient père de deux enfants, légitimés en 1540.

Une vocation de médecin

Rabelais consacre l'essentiel de sa carrière à la médecine, y développant son érudition sans apporter d'innovations majeures13.
Le 17 septembre 1530, Rabelais s'inscrit à la Faculté de médecine de Montpellier, où il est reçu bachelier six semaines après. L'université jouit alors d'une excellente réputation parce qu'on y valorise l'expérience. Au printemps 1531, il consacre un enseignement au commentaire des textes grecs des Aphorismes d'Hippocrate et de l'Ars parva de Galien. L'originalité de Rabelais ne tient pas dans le choix de ces auteurs, qui font autorité, mais dans la préférence qu'il accorde au manuscrit grec plutôt que la vulgate latine découlant de traductions arabes14. Il s'intéresse également à la botanique médicale, qu'il étudie avec Guillaume Pellicier, ou encore à l'anatomie, assistant au moins à une dissection organisée par Rondelet le 18 octobre 153015.
Au printemps 1532, Rabelais s'installe à Lyon, grand centre culturel où fleurit le commerce de la librairie. Le 1er novembre, il est nommé médecin de l'Hôtel-Dieu de Notre-Dame de la Pitié du Pont-du-Rhône. Il y professe également la médecine et publie des critiques de traités médicaux antiques. Ses proches Étienne Dolet (1509-1546), Mellin de Saint-Gelais (1491-1558), Jean Salmon Macrin (1490-1557) sont protégés par l'évêque de Paris, Jean du Bellay — oncle du poète Joachim du Bellay — qui devient aussi le protecteur de Rabelais.
Les premières années lyonnaises s'avèrent fécondes pour le docteur tourangeau. Il publie chez l'imprimeur Sébastien Gryphe un choix des œuvres annotées à Montpellier, édite les Lettres médicinales de Manardi et le Testament de Cuspidius. Cet opuscule juridique, comportant le testament d'un Romain et contrat de vente de l'Antiquité, s'avère être une supercherie de deux humanistes italiens, découverte à la fin du XVIe siècle16{,}N 2. En 1532, Pantagruel sort des presses de Claude Nourry, sous le pseudonyme et anagramme d'Alcofrybas Nasier, parodiant l'ouvrage anonyme Grandes et inestimables chroniques du grant et enorme geant Gargantua, un recueil de récits populaires, de verve burlesque, s'inspirant de la geste arthurienne. Le succès immédiat de son premier roman l'incite sans doute à écrire, début 1533, la Pantagrueline Prognostication, almanach moqueur à l'égard des superstitions,.
Le nom d'emprunt, repris dans Gargantua, laisse supposer un désir de ne pas confondre ses ouvrages savants et ses fantaisies gigantales : « un savant médecin ne pouvait inscrire son nom sur la couverture d'un ouvrage si peu sérieux. »17. Pourtant, Rabelais y défend déjà des idées humanistes, notamment sous l'influence d’Érasme et de Budé.

Voyages en Italie

Aucune preuve n'établit avec certitude l'époque de la rencontre entre Jean Bellay et Rabelais. Toujours est-il que l’évêque de Paris se rend à Rome en ayant pour mission de convaincre le pape Clément VII de ne pas excommunier Henri VIII. Il engage alors Rabelais en janvier 1534 comme secrétaire et médecin jusqu'à son retour en avril. L'écrivain se passionna pour la composition de la ville. Or, la même année paraît Topographia antiqua Romae de Marliani, qu'il transmet revu et corrigé chez Gryphe.
De février à mai 1535, dans un contexte houleux pour les évangélistes à la suite de l'affaire des Placards, Rabelais, part brusquement de Lyon, ne laissant aucune trace. Dans ces même années sort sa seconde parodie de roman de chevalerie, Gargantua, davantage imprégnée par l'actualité politique. En juillet, Jean du Bellay, nommé cardinal, toujours chargé de diplomatie, l'emmène de nouveau à Rome. Rabelais s'occupe également des affaires de son protecteur Geoffroy d'Estissac, lui servant entre autres d'agent de liaison18.
Le 17 janvier 1536, un bref de Paul III autorise Rabelais à regagner un monastère bénédictin de son choix et à exercer la médecine, à condition de ne pas pratiquer d'opérations chirurgicales et de faire pénitence devant un confesseur de son choix19. Il doit également rejoindre l'abbaye de Saint-Maur-des-Fossés, dont le cardinal est alors abbé commendataire. Les moines y devenaient des prêtres séculiers en raison de sa transformation en collégiale engagée en 1533 20.
En 1540, Rabelais part pour Turin dans la suite de Guillaume du Bellay, frère du cardinal, seigneur de Langey et gouverneur du Piémont21. La même année, François et Junie, enfants nés hors du mariage, sont légitimés par Paul III. Le 9 janvier 1543, Langey meurt à Saint-Symphorien-en-Laye et Rabelais ramène son corps au Mans, où il est inhumé le 5 mars 1543. Le 30 mai suivant, Geoffroy d'Estissac décède à son tour.

La montée de l'obscurantisme

Le 19 septembre 1545, Rabelais obtient un privilège royal pour l'impression du Tiers Livre ; édité en 1546 chez Chrestien Wechel, qu'il signe de son propre nom. Les théologiens de la Sorbonne le condamnent aussitôt pour hérésie. Cependant le privilège royal et la protection de Marguerite de Navarre le protège.

En mars 1546, Rabelais quitte la France et se retire à Metz jusqu'en 1547, ville impériale. Il entre au service de la ville, en tant que médecin ou conseiller22. Il demeure chez Estienne Lorens dans le quartier de l’Ancienne Ville. L'édifice porte désormais son nom. Il semblerait que François Rabelais agit pour le compte du roi de France, afin de préparer l'annexion de la ville. Le Quart Livre conserve des souvenirs de cet intermède messin, notamment par le patois, les coutumes et les légendes de la ville, comme le Graoully.

En 1547, le roi Henri II succède à François Ier. Le cardinal Jean du Bellay est maintenu au Conseil Royal, et obtient la surintendance générale des affaires du royaume en Italie. Rabelais revient à Paris en tant que médecin du cardinal, qu'il accompagne dans ses voyages.
Le 18 janvier 1551, le cardinal du Bellay octroie à Rabelais les cures de Saint-Martin de Meudon et de Saint-Christophe-du-Jambet. Il ne reste à Meudon qu'environ deux ans. Il n'est pas certain qu'il ait jamais rempli les fonctions curiales, pouvant toucher les bénéfices de cette cure sans devoir y séjourner en permanence23. Le nouvel évêque de Paris, Eustache du Bellay, faisant sa première visite pastorale, au mois de juin 1551, est reçu à Meudon par Pierre Richard, vicaire, et quatre autres prêtres ; il n'est pas question de Rabelais. En tout cas, il semble évident qu'il ne peut laisser dans le pays ces profondes traces, ces souvenirs vivaces qu'auraient retrouvés cent ans plus tard Antoine Leroy, François Bernier, Guillaume Colletet et les autres : la légende du curé de Meudon s'est vraisemblablement formée après coup.

Les derniers écrits

En 1548, onze chapitres du Quart Livre sont publiés. Le 6 août 1550, Rabelais obtient du roi un privilège d'édition pour toutes ses œuvres, avec interdiction à quiconque de les imprimer ou de les modifier sans son consentement. Dans la même période, le contrôle s'accentue sur l'imprimerie avec l'édit de Châteaubriant dont une clause stipule qu'une copie du catalogue des livres interdits par la Sorbonne doit se trouver dans chaque librairie. Il y figure les trois premiers romans rabelaisiens24
La version intégrale du Quart Livre paraît en 1552, avec une lettre dédicacée à Odet de Châtillon le remerciant pour ses encouragements. Le Quart livre est censuré par les théologiens de la Sorbonne, et la publication en est suspendue pour deux semaines, par un arrêt du Parlement en date du 1er mars 1552, en attendant une nouvelle confirmation du roi25.
Le 7 janvier 1553, Rabelais résigne ses cures. Il meurt à Paris, rue des Jardins26, le 9 ou 14 avril 1553, sa mort donnant lieu à de nombreuses citations apocryphes (« Je vais quérir un grand peut-être » aurait-il murmuré au page envoyé par le cardinal du Bellay ou le cardinal de Châtillon)27 et légendes : mort ivre en robe de bénédictin, ses amis affirment qu'il rend l'âme d’une manière édifiante, ses ennemis qu’il continue son rôle de fou jusqu’au dernier moment28. Il fut enterré dans le cimetière de l'église Saint-Paul des Champs au pied d'un grand arbre26,29,30.
Neuf ans après sa mort, seize chapitres d'un Cinquième Livre sont publiés, puis une publication intégrale en 1564, sans indication de lieu ni de librairie. L'authenticité, partielle ou entière, de ce livre est un sujet de débats récurrents depuis lors. L'ouvrage, plus virulent que les précédents, a été soupçonné de tendances calvinistes, en dépit de l'opinion défavorable de l'auteur à leur sujet. Toujours est-il qu'avec lui se termine la geste pantagruélique et la quête de la Dive Bouteille.

Religion et croyance

Buste de Rabelais à Meudon (dont il fut curé)
La personnalité de Rabelais cristallise un débat entre historiens sur la question de l'incroyance au XVIe siècle. Abel Lefranc, auteur de la première édition critique de Rabelais au XXe siècle, soutient ainsi dans une série d'articles introductifs (19121930) la thèse de l'athéisme de son auteur. Il s'appuie sur des extraits de son œuvre (en particulier la lettre de Gargantua à Pantagruel) et les accusations portées contre lui par Calvin (Des scandales, 1550) et par Robert Estienne (préface de l'évangile selon Matthieu, 1553).
La thèse opposée est soutenue en 1924 par le théologien catholique Étienne Gilson31, et surtout par l'historien des Annales Lucien Febvre dans Le problème de l’incroyance au XVIe siècle, la religion de Rabelais (1942). Pour ce dernier, les « accusations » d'athéisme portées à l'encontre de Rabelais ne doivent pas être interprétées à la lumière du rationalisme moderne, mais replacées dans le contexte de l'époque. En effet, était considérée comme athée toute personne qui ne se conformait pas à la religion dominante, ou du moins à la religion de son accusateur. Ce débat, portant initialement sur l'analyse de l'œuvre de Rabelais, ouvre ainsi la voie à une réflexion plus générale sur les représentations mentales de l'époque.
Cependant l'œuvre de Rabelais superpose tellement de lectures différentes qu'on ne peut affirmer quelle fut sa véritable doctrine. Selon Laurent Gerbier, « la seule « vérité » qui se laisse absolument nommer, depuis l’ordre propre du texte, c’est-à-dire à partir de son économie interne, c’est la puissance d’une parole capable d’accueillir en même temps des registres de langue et de doctrine différents et même opposés. »32

L'œuvre

Les romans

Pantagruel

Article détaillé : Pantagruel.
Pantagruel enfant
Publié en 1532, Pantagruel raconte sur un mode burlesque la vie du héros éponyme, reprenant la trame des romans de chevalerie : naissance, éducation, aventure et exploits guerriers. Le géant, fils de Gargantua et de Badebec, vient au monde lors d'une période de sécheresse qui lui donne son nomC 1. Après une enfance placée sous le signe d'une faim insatiable et d'une force démesurée, il entreprend la tour des universités françaises. À Paris, l'épisode fameux de la librairie Saint-VictorN 3 écorne les adversaires des humanistes, comme Duns Scot ou Noël Béda, au travers d'un catalogue imaginaire. La lettre de Gargantua rend un hommage vibrant à la renaissance du savoir par-delà le Moyen Âge, exhortant son fils à devenir un « abysme de science ». Puis apparaît Panurge, qui devient le fidèle compagnon de Pantagruel. Ce personnage fourbe multiplie les farces cruelles, les tours pendards et les bouffonneries. Pantagruel prouve son talent de juge dans l'inintelligible procès entre Humevesne et Baisecul avant que Panurge ne montre sa propre habileté dans un simulacre de controverse en langue des signes avec Thaumaste. Les Dipsodes, gouvernés par le roi Anarche, envahissent le pays des Amaurotes, à savoir l'UtopieN 4 sur lequel règne Gargantua. Pantagruel part donc en guerre. Lui et ses compagnons triomphent de leurs ennemis par des ruses invraisemblables : piège de cordes pour faire chuter les 660 cavaliers, livraison d'euphorbe et de « coccognide »N 5,33 pour assoiffer l'ennemi contraint de boire. Peu après, Pantagruel triomphe de Loup Garou et de trois cents géants. Epistémon, soigné après une décapitation, raconte son séjour aux Enfers, où toute la hiérarchie terrestre est inversée. Les combats terminés, Pantagruel prend possession des terres des Dipsodes. Pendant une pluie, le narrateur explore le corps du géant, découvrant un autre monde. Le narrateur conclut l'ouvrage en promettant de raconter d'autres prouesses extraordinaires tout en invitant le lecteur de se garder des nuisibles hypocrites hostiles aux livres pantagruéliques.

Gargantua

Les pèlerins mangés en salade - Illustration de Gustave Doré, 1873
Article détaillé : Gargantua.
Le second roman de Rabelais, toujours publié sous le nom d'Alcofribas Nasier, pose des problèmes de datation, la critique actuelle hésitant entre 1533-1534 et 153534. En raison de la répression royale de 1534, cette question importe pour évaluer la hardiesse du propos. Gargantua, longtemps jugé mieux construit que Pantagruel, s'en démarque moins par une supériorité stylistique que par son didactisme plus prononcé. Dans le célèbre prologue, le narrateur avertit ses lecteurs de ne point s'arrêter au sens littéral mais d'interpréter le texte au-delà de son apparence frivole35.L'auteur multiplie en effet les allusions aux événements ou interrogations de son époque. Le récit commence par annoncer la généalogie du héros mais ne donne à lire qu'un poème illisible, Les Franfreluches antidotées.
La passage suivant évoque la grossesse de Gargamelle, mère de Gargantua, en affirmant la possibilité de porter onze mois l'enfant dans son ventre36,37. Au fur à mesure qu'il grandit, le géant se révèle ingénieux, en particulier lorsqu'il invente le torchecul, ce qui convainc son père Grangousier de lui trouver un précepteur. Il subit alors une éducation formaliste fondée sur un apprentissage mécanique, ce qui met en cause l'enseignement de la Sorbonne. Thubal Holoferne lui impose d'apprendre des traités par cœur et à l'envers, maître Jobelin lui lit une série d'ouvrages de scolastique médiévale. L'entrée en scène du précepteur Ponocrates est l'occasion d'introduire les idées humanistes en matière de pédagogie, substituant la rhétorique argumentative aux procédés syllogistiques38 Gargantua, son nouveau maître et le page Eudemon sont envoyés à Paris au moyen d'une gigantesque jument. La curiosité étouffante des Parisiens contraint le prince à se réfugier sur les tours de Notre-Dame, avant de submerger la foule de son urineC 2. Gargantua ayant dérobé les cloches de la cathédrale afin d'en faire des grelots pour sa monture, le sophiste Janotus de Bragmardo déclame une harangue maladroite pour qu'il les restitue, tournant involontairement en ridicule le style des sorbonnards. Ponocrates met en œuvre une éducation inspirée entre autres de Vivès39 et probablement de théoriciens italiens comme Vittorino de Feltre 40.Gargantua se livre aussi bien à des exercices intellectuels que physiques, apprenant à manier les armes comme à jouer de la musique.
Les fouaciers de Lerné génèrent une rixe avec les viticulteurs du royaume. Vaincus, ils se plaignent au roi Picrochole qui décide de partir en guerre. L'attaque contre le clos de Seuillé échoue en raison de la défense de Frère Jean des Entommeures, moine haut en couleur qui rejoint les compagnons de Gargantua. Le regret de Grandgousier de partir au combat et ses tentatives diplomatiques pour l'éviter rejoignent les convictions d’Érasme41.En revanche, les conseils expansionnistes des gouverneurs de Picrochole recèlent une satire des visées impérialistes de Charles Quint. Gargantua remporte l’assaut de la Roche Clermaud en suivant les progrès de l'art militaire, avec la rationalisation des manœuvres subordonnées au terrain42. Gargantua se montre clément et magnanime en n'imposant que le travail de l'imprimerie à ses rivaux défaits et généreux envers ses alliés.
Gargantua ordonne la construction de l'abbaye de Thélème pour récompenser Frère Jean, dont le nom signifie « volonté » dans le grec du Nouveau Testament. Cet édifice à la forme d'hexagone regorge de richesses, par opposition à l'austérité traditionnelle en vigueur dans les ordres monastiques. Sa seule règle réside dans la formule « Fay ce que vouldras » inscrite sur son fronton. Michael Screech pense que « L'atmosphère générale de l’Église est celle d'un christianisme platonisant »43, et cela exprimerait, selon lui, les positions de Rabelais quant à la religion, s'intéressant principalement « à la liberté du chrétien qui a été libéré de la loi mosaïque »43. Michael Screech rappelle également que « la liberté chrétienne était le cri de ralliement de tous ceux qui croyaient avec saint Paul que le Christ avait libéré l'homme de sa sujétion à la loi »43. Ainsi Rabelais prônerait avant tout un retour aux valeurs essentielles du christianisme, se rattachant aux idées humanistes de son époque. La liberté des Thélémites va paradoxalement de pair avec une vie presque toujours partagée. Ils sont "biens naturés", c'est-à-dire vertueux, donc leur sens de l'honneur contrebalance la permissivité de la maxime43.

Tiers Livre

Article détaillé : Le Tiers Livre.
Publié en 1546 sous le nom de François Rabelais, bénéficiant du privilège de François Ier et de celui d'Henri II pour l'édition de 1552, le Tiers Livre est comme les autres romans condamné par la Sorbonne. A la forme de la chronique se substituent les discours des personnages, en particulier du dialogue entre Pantagruel et Panurge. En effet, ce dernier hésite à se marier, partagé entre le désir d'une femme et la crainte du cocuage. Il se livre alors à des méthodes divinatoires, telles l'interprétation des rêves et la bibliomancie, et consulte des autorités détenant un savoir révélé, comme la sybille de Panzoust ou le muet Nazdecabre, des connaissances profanes, par exemple le théologien Hippothadée ou le philosophe Trouillogan, ou sous l'emprise de la folie, en l'occurrence Triboulet. Il est probable que plusieurs des personnages pressentis se réfèrent à des individus réels, Rondibilis incarnant le médecin Rondelet44, l'ésotériste Her Trippa étant correspondant à Cornélius Agrippa45. L'un des traits comiques du récit tient aux interprétations contradictoires auxquelles se livrent Pantagruel et Panurge, structure annoncée dès le chapitre III par l'éloge paradoxal des dettes.
Les caractères montrent également une évolution significative. Par rapport à Pantagruel, Panurge se révèle moins rusé et assez obtus dans sa prétention à retourner tous les signes à son avantage et de refuser de prêter attention aux conseils qu'il sollicite. Abusé par sa « philautie », ou amour de soi, il accuse Her Trippa, aux présages funestes, du vice dont il fait lui-même preuve. Sa culture sert sa pédanterie, non sa sagesse46. Inversement, Pantagruel gagne en pondération, perdant de son exubérance de géant.
Les protagonistes décident finalement de prendre la mer pour aller interroger l'oracle de la Dive Bouteille. Les derniers chapitres se consacrent à la louange du Pantagruelion, plante aux vertus miraculeuses, qui n'est autre que le chanvreN 6. Le narrateur lui-même intervient dans le récit, le décrivant d'abord minutieusement comme un naturaliste inspiré par Pline et Charles Estienne, puis développant ses qualités avec un lyrisme nourri d'allusions mythologiques47.

Le Quart Livre

Article détaillé : Le Quart Livre.
Illustration du Quart Livre par Gustave Doré
Une première édition brouillonne du Quart Livre paraît en 1548, comportant onze chapitres et de nombreuses coquilles. Son caractère négligé rend mystérieux les circonstances d'une telle publication, surtout pour un auteur controversé. Le prologue dénonce les diffamateurs mais la suite du récit ne soulève aucune idée polémique. Néanmoins, il contient déjà des épisodes parmi les plus fameux de la geste rabelaisienne, à savoir la tempête en mer et les moutons de Panurge, ainsi que l'esquisse d'une trame narrative faite d'une odyssée erratique 48.
Le Quart Livre de 1552, imprimé par Michel Fezandat, relate donc le voyage de Pantagruel et de ses compagnons partis afin d'interroger l'oracle de la Dive Bouteille. Celle-ci, peu évoquée, constitue en réalité un prétexte pour l'exploration ou la simple évocation de quatorze iles dont l'atmosphère fantastique laisse transparaitre les tourments de l'époque. La première escale, l’ile de Medhamoti, ouvre ainsi sur le merveilleux par une foire fabuleuse : Epistémon achète une peinture des Idées de Platon, Pantagruel acquiert trois licornes. La verve comique de Rabelais se vérifie ensuite par l'épisode des moutons de Panurge, lors duquel le marchand Dindenault perd la totalité de son bétail, ou lors de la satire carnavalesque des Chicanous, qui gagnent leur vie en se faisant battre. L'étouffement au beurre de Bringuenarilles, sur l'île de Tohu et Bohu, donne l'occasion d'un catalogue de morts extraordinaires. Par son sujet, il rejoint la discussion sur l'île des Macraeons à propos des conceptions païennes et chrétiennes de l'immortalité de l'âme.

Rabelais reprend un motif traditionnel de la culture médiévale par la guerre des Andouilles : celles-ci, alliées à Mardi-Gras, attaquent Pantagruel parce qu'ils le confondent avec leur ennemi Quaresmeprenant. La rivalité entre les Papefigues, hostiles au Vatican et les Papimanes, adulateurs du pape, témoigne des tensions religieuses. Rabelais tourne en dérision la déification papale, de même que la prétendue sacralité des décrétales. La langue représente un thème essentiel du récit à de multiples reprises, notamment lors de la découverte d'Ennasin, où le nom des habitants déterminent leurs alliances et liens de parentés, et plus encore lors du prodige des paroles dégelées. Arrivé dans des eaux glaciales, l'équipage entend des sons sans en distinguer la provenance. Ce sont des paroles et des bruits restés emprisonnés dans la glace. Le refus de Pantagruel de conserver ces paroles en dénonce l'absurdité : le langage ne se thésaurise pas mais vit du contact entre les locuteurs49.

Le voyage développe le thème de la mangeaille avec l'évocation d'un géant, messire Gaster. Sur son ile, cette allégorie de la faim est révérée par des ventriloques, les Engastrimythes, et les Gastrolatres, obnubilés par leurs ventres. Cette ambivalente adoration stimule l'intelligence, générant des inventions tantôt bénéfiques (agriculture, charettes) , tantôt funestes (artilleries). Les protagonistes principaux se repaissent à leur tour devant l'île de Chaneph, habitée par des hypocrites. Le banquet auxquels ils se livrent rappelle la cène et affirme une confiance paisible en Dieu qui contraste avec les pointes satiriques adressées à l’Église50. Ganabin, dernière île du roman, abrite des larrons incitant à ne pas accoster. Pantagruel fait tirer un coup de canon afin de faire peur à Panurge, réfugié dans la cale du navire. Ce dernier se conchie de peur, avant de répliquer avec éloquence et gouaillerie sur son courage et ses excrémentsC 3.

Cinquième Livre (attribué à Rabelais)

Article détaillé : Cinquième Livre.
En 1562, soit neuf années après la mort de Rabelais, paraît L'Isle Sonnante, édition partielle du Cinquième Livre, constituée des 16 premiers chapitres. Une version de 47 chapitres voit le jour deux ans plus tard. Un manuscrit se trouve également conservé à la Bibliothèque Nationale51. Dès le XVIIe siècle, l'authenticité de ce dernier opus se trouve remise en question. A la fin du XXe siècle coexistent encore des positions contraires en faveur ou non de l'attribution fautive du texte à Rabelais, même s'il s'avère probable qu'il s'agit de brouillons remaniés par les éditeurs52.

Le Cinquième Livre voit la poursuite et l'aboutissement de la quête de la Dive Bouteille pour laquelles Pantagruel et ses compagnons voyagent en mer. Le récit alterne des épisodes satiriques à de purs exercices d'imagination, sur une tonalité souvent plus violente que les précédents romans. Le passage dans l'Ile Sonnante, habité par des oiseaux tels que les Cardingaux ou les Evesgaux, dénonce l'organisation temporelle d'un clergé oisif et sectaire. Après l'île des Ferrements, aux arbres à armes, et l'île de Cassade, évoquant les jeux de hasard, l'arrivée sur l'île des Chats-fourrez dresse un portrait sombre d'une justice corrompue et versatile. La navigation mène l'équipage vers le royaume de la Quinte Essence, pays où la reine Entéléchie cultive un art de la sagesse aux raffinements subtils, voire excessifs. Après être passé au large de l'île d'Odes, où « les chemins cheminent »N 7, le groupe rencontre les frères Fredons, moines au formalisme rigide , prétendumment austères et vrais jouisseurs. Dans la terre d'illusion qu'est le pays de Satin, Ouy-dire dirigeant une école de rumeurs, d'opinions toutes faites et de calomnies. Après ces étapes teintées d'opprobes, les protagonistes se voient guidés par un habitant du Lanternois vers le temple de l'oracle, recouverte d'une fresque bacchique. Arrivés devant une fontaine, la prophétesse Bacbuc aide Panurge à recevoir le mot de la Dive Bouteille : « trinch », ce qui signifie Buvez, et, par cette exhortation à boire, incite à la recherche personnelle de la véritéC 4.

Œuvre de circonstances

Almanachs et pronostications

En vogue au XVIe siècle, les almanachs et pronostications mélangent observations astronomiques, prévisions météorologiques, conseils sanitaires et, bien souvent, prédictions astrologiques. Les évangélistes, pas plus que le reste de l’Église catholique, n'acceptent ces superstitions qui mettent à mal le dogme de la Providence. Si Rabelais publie un certain nombre d'almanachs (1533 et 1535), il tourne en dérision les astrologues dans la Pantagrueline Prognostication. Cette parodie, écrite initialement pour l'année 1533, connaît de nombreuses variations (pour les années 1535, 1537 et 1538) avant laisser place à une édition « pour l'an perpétuel »53

Sciomachie

Parue en 1549, la SciomachieN 8 évoque un banquet grandiose et un simulacre de bataille organisé en l'honneur de la naissance de Louis d'Orléans second fils d'Henri II. Si le débordement du Tibre empêche la naumachie (combat naval) de se tenir, l'affrontement terrestre met en scène un siège destiné à délivrer la déesse Diane. Le récit de ces festivités illustre la générosité et l'effort de Jean du Bellay pour que resplendisse l'image du royaume de France. Il se présente comme une lettre adressée au cardinal de Guise, faction rivale des du Bellay, ce qui ne manque pas d'ironie54.En réalité, Rabelais s'inspire d'un compte-rendu d'Antonio Buonaccorsi, l'alibi épistolaire conférant un aspect moins solennel, donc plus vraisemblable, à la description55.

Interprétations

Pour ce que le rire est le propre de l'homme

Rabelais manie de très nombreuses formes du comique, de la parodie savante à la paillardise la plus grossière, du jeu de mots gratuit à la satire vindicative. Si une part importante du comique rabelaisien se comprend en relation avec le contexte renaissant et la vie des idées, l'inventivité formelle y joue également un grand rôle. Les accumulations verbales, les fantaisies invraisemblables, la précision superflue des détails participent d'un style truculent irréductible aux convictions de l'auteur56.Le rire de Rabelais emprunte ainsi à de multiples traditions, comme l'illustrent les fréquents calembours, jouant sur l'homophonie, l'annomination, l'équivoque, l'imitation fallacieuse des accents locaux, qui, tout en s'inspirant de la bouffonnerie scénique, reprend également les jeux des Grands rhétoriqueurs57.

Un savoir encyclopédique

Un érudit de la Renaissance

Versé aussi bien dans la médecine que dans le droit ou la philosophie, Rabelais témoigne dans son œuvre d'une curiosité insatiable et fait l'éloge du savoir, illustre représentant du « vrai pays et abysme de encyclopédie »N 9Il se réfère nommément à de très nombeux auteurs, de manière facétieuse ou non. Ses romans font la part belle aux discussions érudites, aux étalages de sources et aux querelles savantes. L'admiration des Anciens le pousse à multiplier les allusions à l'histoire ou la mythologie antique, celle-ci intégrée de manière vivante la quête pantagruélique58 . Sa connaissance, non seulement du latin classique, mais également du grec et de l'hébreux, témoigne de son appartenance à l'humanisme. Il recommande ainsi Cicéron comme modèle59, il émaille son vocabulaire et ses noms propres d'hébraïsmes60 et révèle un goût prononcé pour Pline l'Ancien, les compilateurs tels Varron et Aulu-Gelle, ou encore Plutarque et Ovide61. Fastidieuse et démesurée serait le relevé des souvenirs de lecture et des écrivains convoqués explicitement.
Lucien, sans exagérer son influence, inspire à Rabelais son usage ludique d'un patrimoine intellectuel, l'entrelacement du sérieux et du comiquee, un recours fréquent aux citations, l'effacement de la frontière entre le réel et le merveilleux. Mais le tourangeau s'appuie sur une culture plus vaste pour aboutir à une créativité plus foisonnante62. Parmi ses auteurs de prédilection, Platon se remarque par l'alternance de vénération et de moquerie à son égard. Si Gargantua réutilise le topos du « philosophe-roi », le Tiers Livre ridiculise le platonisme abstrait et mondain de l'époque63
Sa vocation de médecin se retrouve dans les thèmes de l'écrivain. Elle lui fournit un langage technique enrichissant ses descriptions du corps humains et des maladies mais plus encore, car à cette époque, elle requiert des notions en histoire naturelle, en chimie pharmaceutique et même en astronomie, afin d'intervenir au moment favorable64 L'exposé sur l'anatomie du géant Quaresmeprenant tire ainsi une grande partie de son lexique des observations de Chauliac et de Charles Estienne65], tandis que la défense d'une diététique moderne se vérifie par la critique du jeûne. Acquis aux idées nouvelles en matière d'hygiène, il raille cependant l'inefficacité et l'aviditédes médecins66
Bien que les détails de sa formation dans ce domaine, Rabelais maîtrise le droit avec assez de profondeur pour en tirer parti dans sa vie comme dans ses romans, comme l'illustrent sa correspondance avec Budé et ses activités romaines. Tournant en dérision les gloses qui obscurcissent les textes latins, la paperassie judiciaire, le respect aveugle de la procédure, il s'attaque également aux abus du canon ecclesiastique 67

A la croisée des époques

Permanence du Moyen-Âge

Homme de la Renaissance, Rabelais apparaît à première vue comme un contempteur des temps médiévaux qui « avoient mis à destruction toute bonne litterature »68. Son œuvre reste néanmoins imprégnée de cet héritage. La critique de la scolastique médiévale telle qu'elle se présente dans Gargantua existe déjà au XIIe siècle et démontre que l'écrivain en maîtrise les codes et techniques de discours. Des théories médiévales s'accordent avec les conceptions pédagogiques, politiques ou religieuses qui se dégagent de ce roman. Gilles de Rome, encore connu au XVIe siècle, recommande déjà au jeune prince le sens de la justice et la nécessité d'entretenir aussi bien le corps que l'esprit69. Guillaume d'Ockham déclare l'origine humaine de l'autorité, ainsi l'indépendance du pouvoir civil à l'égard du religieux70. De manière plus probante, la parodie des romans de chevalerie, genre encore souvent lu par les lettrés de l'époque, reprend un héritage en le détournant.

La culture populaire

L'un des caractères les plus singuliers de l'œuvre rabelaisienne consiste dans l'entrelacement de thèmes folkloriques et lettrés. Cette ambivalence se vérifie notamment dans les sources du comique. Mikhaïl Bakhtine met ainsi l'accent sur la portée subversive, carnavalesque et populaire du rire rabelaisien, caractéristiques se révélant par le recours au vocabulaire de la place publique, aux références aux bas corporel, à la thématique de la fête, du boire et du manger ainsi que par le « réalisme grotesque » des images. Le critique russe pense que le texte traduit une vision du monde joyeuse, héritant des farces médiévales, dont les railleries ambivalentes ne détruisent jamais totalement leurs cibles71.Dans une perspective opposée, Michael Screech insiste sur les ressorts savants d'une verve humaniste, en particulier influencée par Lucien. Les éléments vulgaires ne traduisent pas une inspiration d'une culture roturière en raison de l'homogénéité sociale de l'époque. Il n'était guère surprenant qu'une dame de la cour chante une chanson villageoise. En revanche, Rabelais sollicite des connaissances uniquement accessibles à une minorité cultivée : ainsi en est il des étymologies fallacieuses ou des plaisanteries bibliques43.
Il reste que l'écrivain tourangeau ne s'interdit pas de puiser des images et des thèmes plus largement partagés que les humanités classiques. Outre des allusions isolées à plusieurs personnages de la tradition celtique (Gauvain, Morgane, le roi Arthur...) la matière de Bretagne nourrit, essentiellement dans Pantagruel, plusieurs épisodes jouant sur l'énormité des géants72

L'exemple du gigantisme

Les géants illustrent particulièrement bien l'intrication de la culture des clercs et des légendes populaires dans la trame romanesque, puisqu'ils font aussi bien l'objet de légendes que de spéculations. À la fin du Moyen Âge, ils sont considérés comme des êtres maléfiques, des brutes sauvages et impies, tant selon l'opinion commune que pour les théologiens.
Des historiens essaient alors de retourner ce symbolisme dans une perspective idéologique. Annius de Viterbe va jusqu'à faire de Noé et de sa famille73 des géants avant d'établir une généalogie descendant jusqu'à Alexandre VI74. À partir des ratiocinations d'Annius, Jean Lemaire de Belges trace un lien de parenté direct entre Charlemagne et ce même patriarche, inspirant de nombreux chroniqueurs tels Symphorien Champier ou Jean Bouchet75. Les géants rabelaisiens s'inspirent de ces deux traditions antagonistes sans les prendre au sérieux, comme en témoignent les filiations des deux premiers romans. Gargamelle et Grandgousier, Pantagruel et Gargantua héritent donc en partie de ce cette revalorisation du géant, tandis que Bringuenarilles, l'avaleur de moulins à vents, ou Quaresmeprenant tiennent de l'imagerie traditionnelle. Néanmoins, même les bons géants conservent une part de leur nature débridée, surtout dans leur enfance exubérante, qu'ils jugulent par l'éducation princière76.

Postérité

Réception

L’œuvre de Rabelais bénéficie d'un grand succès de sa création jusqu'à nos jours, malgré un ralentissement à l'époque classique. En 1533-1534, Pantagruel se trouve déjà publié au moins huit fois77.
Portrait anonyme de François Rabelais, début XVIIe siècle.

XVIe siècle : facétie ou hérésie ?

De son vivant, l'auteur connaît l'estime de ses pairs comme le rejet de ses adversaires tandis que l'image d'un écrivain bouffon s'installe peu à peu. L'épitaphe de Ronsard78 comme le poème de Jacques-Auguste de Thou79 le présente comme un ivrogne, celle de Jean de Baïf80, de Jacques Tahureau comme un maître du rire81. L'éditeur anonyme du Cinquième Livre, par le fait qu'il publie à titre posthume, ainsi que par l'exergue liminaire du roman, atteste d'un prestige encore vivantC 5. Dans le De Scandalis, Calvin s'en prend à Rabelais, le fustigeant pour ses blasphèmes.
Vers la fin du siècle, en pleine guerre de religion, les plus extrémistes des réformés et des catholiques le considèrent hérétique82. Quant à Montaigne, il mentionne les livres de Rabelais parmi ceux utiles à son délassement, sans étendre particulièrement son proposC 6.
Le succès de la geste rabelaisienne se vérifie par des traductions parfois peu scrupuleuses,.. Ainsi Johann Fischart, l'un des premiers grands écrivains de langue allemande, proposa une version trois fois plus longue de Gargantua, intitulée Geschichtsklitterung83.

XVIIe et XVIIIe siècle : la mise à l'écart de la « canaille exquise » (La Bruyère)

L'esprit du classicisme français, son goût de la mesure et de la bienséance, s'accorde mal avec la prose exubérante de Rabelais. Le jugement de Jean de la Bruyère va dans ce sens : tout en lui reconnaissant du talent, le moraliste lui reproche d'avoir «semé l'ordure dans ses écrits »84. Néanmoins, plusieurs écrivains assez indépendants, comme La Fontaine, Molière et la Marquise de Sévigné85 le tiennent en grande estime.
Au début du XVIIe siècle, les personnages rabelaisiens se retrouvent toutefois dans les milieux mondains ou des ballets sans profondeur, comme le ballet des QuolibetsN 10 et le ballet des Pantagruéliste, dont l'auteur est inconnu86. Plus le siècle progresse, plus les admirateurs de Rabelais se trouvent être au contraire des érudits et des libertins. Les médecins Guy Patin et Paul Reneaulme, le grammairien Ménage proposent diverses interprétations allégoriques. Ce dernier s'inspire du romancier pour son Dictionnaire étymologique87.
Alors que l’œuvre se répand outre-manche grâce aux traduction de Sir Thomas Urquhart, elle se heurte à la réaction jésuite. Le Père Garasse écrit un ouvrage dirigé contre les protestants intitulé Le Rabelais réformé par les Ministres dans lequel l'humaniste s'accuse lui-même de futilités coupables à l'égard des puissants. Les libertins Gassendi, Vanini et Bruno attribuent au contraire leurs préoccupations à Rabelais : la recherche d'une religion naturelle et la critique des croyances établies88.
Au XVIIIe siècle, quatre positions se dessinent : les savants considérant Rabelais comme un allié dans le combat anticlérical, cependant choqués par son langage, les érudits attachés à l'élucidation du texte, les religieux outrés par les blasphèmes et les amateurs de gaudrioles. L'opinion de Voltaire s'améliore au fil de sa vie. Dans un passage du Temple du goût, les bibliothèques regorgent de livres corrigés par les Muses : seul un demi-quart des écrits du du Tourangeau sont conservés89.Néanmoins, si le philosophe n'apprécie pas le style truculent et la grossièreté, il pense que Rabelais cherchait, par ses inepties, à échapper à une censure meurtrière et le considère comme le premier des bouffons90.L'interprétation subversive est portée à son paroxysme lorsqu'en pleine Révolution, l'écrivain Pierre-Louis Guinguené convoque le franciscain comme un prophète méconnu91,N 11.

XIXe siècle : "l'Eschyle de la mangeaille" (Victor Hugo)

Bien que le mythe d'un Rabelais ivrogne persiste encore, par exemple chez Taine92, les romantiques réhabilitent l'écrivain avec lyrisme : Chateaubriand déclare qu'il a « créé les lettres françaises », Victor Hugo l'exalte dans un poème des Contemplations sans en avoir apparemment une connaissance approfondie93
Plus généralement, les études et les éditions de Rabelais se multiplient. En 1828 Sainte-Beuve émet des réserves quant aux « habitudes bachiques » prêtées à Rabelais, en 1857 Désiré Nisard récuse explicitement la réputation de Rabelais 94, fondée sur l'habitude d'interpréter le caractère des auteurs à partir de leur œuvre95. Le moine défroqué se trouve tour à tour convoqué comme le symbole d'une tradition française du rire ou le père de la langue nationale96.
Au-delà des éloges, plusieurs écrivains s'en réclament. Si Nerval fait part discrètement de son admiration, Flaubert se montre l'un des plus fins connaisseurs de son siècle. Il le cite à de multiples reprises dans sa correspondance, déclarant son attrait pour sa fantaisie monstrueuse97 et ses excès vigoureux98. Parfois évoquée avec nostalgie comme le symbole d'une gaité disparue, l’œuvre rabelaisienne se trouve également utilisée par certains pour défendre la gauloiserie, comme Henri Lucien99 ou la provocation des bourgeois100. Il existe naturellement toujours des détracteurs, Lamartine assimilant dans son Cours familier de littérature Rabelais à un cynique ordurier101. Ainsi, le XIXe siècle voit l'idéalisation de l'écrivain sans que sa célébrité n'amenuise l'imaginaire qu'il véhicule autour de lui.

Vingtième siècle

Rabelais connaît un succès grandissant au XXe siècle, comme en témoigne de nombreux hommages d'écrivains aux sensibilités littéraires pourtant fort variés, allant de Paul Claudel à Francis Jammes 102. Anatole France lui consacre une série de conférences qui aboutiront à un essai sur l'écrivain. Dans une interview célèbre103, Céline avance que, selon lui, Rabelais a « raté son coup » car la langue française n'a pas suivi l'exemple de son style truculent mais s'est affadie dans une pudibonderie académique.

Postérité, héritage, filiation

Au XVIIIe siècle, l'humaniste exerce une influence notable sur plusieurs romanciers britanniques. Jonathan Swift, dans Les Voyages de Gulliver, ne se contente pas de tisser une trame romanesque composée de pérégrinations maritimes, d'îles imaginaires, de géants et de pointes satiriques, mais introduit des scènes apparentées à des épisodes typiquement rabelaisiens, notamment lors de la présentation des savants pédants de l'académie de Lagado ou de l'exctinction de l'incendie par une aspersion d'urine104,105 La correspondance de Laurence Sterne laisse appararaître que celui-ci se considère comme un digne successeur de l'écrivain106Il rédige d'ailleurs un Fragment à la manière de Rabelais, probable esquisse abandonnée de Tristram Shandy, publié avec ses lettres par sa fille Lydia107Il se réfère d'ailleurs plusieurs fois directement au tourangeau dans ce roman.

Honoré de Balzac s'inspire de l'œuvre de Rabelais pour écrire Les Cent Contes drolatiques. L'écrivain romantique ne cesse de lui rendre hommage en le citant dans plus de vingt romans et nouvelles de La Comédie humaine. « Balzac est à l'évidence un fils ou un petit-fils de Rabelais […] Il n'a jamais caché son admiration pour l'auteur de Gargantua qu'il cite dans Le Cousin Pons comme « le plus grand esprit de l'humanité moderne »108,109. ». Il emprunte le pseudonyme-anagramme de Rabelais, Alcofribas, pour signer la nouvelle Zéro, conte fantastique dans le journal La Silhouette du .
Au XXe siècle Alfred Jarry, auteur d'un livret d'opéra-bouffe, Pantagruel, René Daumal, auteur d'un curieux récit intitulé La Grande Beuverie, faisant apparaître comme personnage Rabelais lui-même, Léon Daudet, et, plus près de nous, Patrick Chamoiseau, dans Texaco110, et Raphaël Confiant, confirmèrent dans leurs œuvres l'influence immense du génie rabelaisien.

La présence de Rabelais dans le patrimoine

Rabelais et Montpellier

Rabelais a laissé à Montpellier une véritable tradition : pas un médecin ne quitte la Faculté de médecine sans avoir prêté serment sous la « robe de Rabelais »[réf. nécessaire]. De même dans les traditions estudiantines telles que la Faluche, l'hommage à Rabelais est toujours présent.
Partie supérieure du monument de Rabelais dans le jardin des plantes de Montpellier.
Aujourd'hui, c'est sous l'ombre d'un micocoulier qu'il se prélasse. Le Jardin des plantes de Montpellier l'a immortalisé, sa statue veillant sur les centaines d'espèces du domaine.

Rabelais et Tours

Tours et la région tourangelle sont marquées par la présence constante de Rabelais. Sa trace est partout, dans les rues, au Collège François Rabelais, à l' Université François Rabelais de Tours, aux Rencontres François Rabelais, sur les enseignes d'hôtels...

Œuvres principales

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