samedi 5 avril 2014

Comment rumeurs et intox se propagent par e-mails, en chaînes

LE MONDE | • Mis à jour le | Par
Les chaînes de mails relayant de fausses rumeurs fédèrent des internautes. Un terreau pour les idées d'extrême droite.

En général, l'en-tête contient une injonction inquiétante : « A diffuser avant interdiction. » Souvent, la conclusion lance un défi : « Oserez-vous faire suivre ? » Entre les deux, des textes aux couleurs criardes, des reproductions d'images pas toujours bien scannées, des vidéos ou des PowerPoint bricolés. Le propos ? Des variations sur quelques thèmes récurrents : le dénigrement des musulmans, la critique virulente de François Hollande, de ses ministres ou de ses proches, la dénonciation des impôts et des gaspillages d'argent public. Tous, ou presque, sont ponctués de remarques désabusées ou d'exclamations scandalisées. Tous, ou presque, colportent des « informations » fausses, des rumeurs ou des intox. Des « hoax » (canulars), comme on dit désormais.

Ce sont des messages qui proviennent d'amis, proches ou lointains, et que l'on fait suivre à d'autres relations. Glissés entre des diaporamas de beaux paysages et des florilèges de blagues salaces, ils composent de longues chaînes dont chaque lecteur est un maillon. Prolongements modernes de procédés anciens : au XVIIIe siècle, déjà, les chaînes de lettres intimaient à ceux qui les recevaient de faire suivre, sous peine de terribles malédictions.
Avec l'apparition d'Internet, ces courriers inquiétants, et si addictifs, ont pris une nouvelle forme : les e-mails. Les hoax y ont connu leur âge d'or, avant de migrer vers de nouveaux moyens de diffusion, les réseaux sociaux. Mais certaines catégories de la population, moins à l'aise avec la technique, n'ont pas suivi le mouvement. Nombre de personnes âgées sont restées rivées aux chaînes d'e-mails. Sur fond de méfiance croissante envers les médias traditionnels, ces échanges constituent, pour elles, une autre manière de s'informer. Ces messages, dont l'idéologie est à sens unique, ont-ils contribué au passage à l'acte d'une partie du troisième âge jusque-là rétive à voter pour le Front national ?
DANS UN DE CES COURRIELS VIRAUX
« Entre nous, on vous appelle les journaleux et on ne vous croit plus », décoche cette septuagénaire de Fréjus (Var) à l'imprudent qui l'a interrogée. Et d'étayer ce jugement par une rumeur – fausse – glanée dans un de ces e-mails viraux. « Vous n'osez pas critiquer le gouvernement depuis que Valérie Trierweiler a obtenu de Hollande le maintien de vos avantages fiscaux. » La dame souhaite rester anonyme parce qu'elle ne veut pas assumer publiquement son vote en faveur du FN aux municipales – « pour la première fois » –, alors qu'officiellement, elle est venue soutenir le maire sortant de la ville, Elie Brun (divers droite), ce dimanche 23 mars.
Les courriels ont-ils joué sur son choix ? Non, assure-t-elle, mais elle se déclare « troublée » de voir que tant d'amis qui lui faisaient suivre ces messages, ou à qui elle les répercutait, partagent son « ras-le-bol ». Parmi eux, plusieurs basculeront dans le vote FN au second tour, à Fréjus ou ailleurs.
Sait-elle que ces messages, aux sources non identifiables mais clairement situées à l'extrême droite, colportent des informations fausses ou tronquées ? « Il y en a qui sont un peu gros, concède-t-elle. C'est un mélange de vrai et de faux. Mais souvent, on y lit des choses que l'on entend des mois après à la radio, comme ces manifestations à Paris en faveur de la charia et de la burqa en France, que les médias ont totalement passées sous silence. » Dans les faits, une seule manifestation, interdite, a rassemblé moins de 100 personnes contre la loi anti-voile, à Paris, en 2011, et les journaux en ont rendu compte à proportion de l'importance de l'événement.
A défaut de le changer, les hoax épousent l'air du temps. « Depuis cinq ans, on assiste à une montée très forte des contenus islamophobes, affirme Guillaume Brossard, cofondateur du site français Hoaxbuster, qui débusque les rumeurs sur Internet. Mais depuis quelques mois, cette hausse est relativisée par la montée en flèche du “Hollande bashing”, dans des proportions qui n'ont rien à voir avec les critiques qui circulaient contre Sarkozy. »
En six mois, nous avons collecté près de cinq cents de ces courriers électroniques, sans prétention d'exhaustivité ni de représentativité. Une majorité colporte une rumeur ou mélange faits imprécis et fausses informations. Un tiers s'en prend à François Hollande. Le gouvernement est concerné par un message sur quatre. La garde des sceaux, Christiane Taubira, la ministre la plus dénigrée, est visée par une quarantaine d'e-mails relayant aussi bien des critiques sur la loi ouvrant le mariage aux homosexuels que des rumeurs diverses, aux relents racistes.
LES RUMEURS COLLENT À L'ACTUALITÉ
Parmi les autres sujets récurrents figurent les impôts et la défense du contribuable (15 % des courriels). Les musulmans, l'islam, les Noirs et les immigrés sont également très régulièrement pris pour cible. Dans ce grand méli-mélo, une constante : les rumeurs collent à l'actualité. Entre la couverture de Closer mi-janvier et la fin du mois de mars, une petite quinzaine d'e-mails mentionnent Julie Gayet. Parmi eux, l'histoire de la grand-mère de Mme Gayet qui aurait accueilli chez elle, une nuit, sa petite-fille et le président. Une histoire inventée par un site parodique, et « blanchie » par un site d'extrême droite qui l'interprète volontairement au pied de la lettre, avant d'être reprise par des lecteurs perdus. Car pour les internautes, et particulièrement les plus âgés, le Web et les réseaux sociaux restent complexes à comprendre. Les commentaires sont confondus avec les articles eux-mêmes, les sites parodiques, comme Le Gorafi, sont pris pour argent comptant.
Pour le sociologue Pascal Froissart, le moteur de ces échanges n'est pas forcément le prosélytisme. « Le but de ces chaînes, ce n'est pas de convaincre, explique l'auteur de La Rumeur. Histoire et fantasmes (Belin, 2010). Les gens ne font jamais suivre à la totalité de leur liste d'adresses. Ils choisissent ceux avec lesquels ils veulent rester en connivence. Ce qui compte, ce n'est pas tant de diffuser une nouvelle que de vérifier que l'on fait partie d'une communauté. » Un peu comme une réponse électronique au fantasme des dîners en ville où une élite partagerait des informations dont le commun des mortels est coupé. A l'abri du secret des correspondances, c'est une manière de faire circuler des nouvelles dont l'establishment est, cette fois, exclu.
« Je sélectionne toujours très soigneusement les destinataires selon la nature de l'e-mail que je leur fais suivre, confirme une septuagénaire de Villeurbanne (Rhône). Cela me prend à chaque fois beaucoup de temps, je ne voudrais choquer personne avec un contenu qui ne serait pas adapté. » Elle a toujours voté à droite, mais jamais pour le FN. Elle n'a raté aucune des manifestations lyonnaises contre le mariage pour tous et se déclare hostile « au “gender”, à l'euthanasie et à l'IVG pour les gamines de 12 ans ». Elle passe près de deux heures par jour à trier les courriels qui font déborder sa boîte selon des critères précis. « Tout ce qui a l'air trop énorme, tout ce qui est vulgaire ou mal présenté part tout de suite à la poubelle. »
Il n'est pas rare de voir réapparaître de vieux hoax recyclés. La rumeur selon laquelle la croix verte des pharmacies parisiennes serait interdite à la demande d'une association de musulmans ressurgit ainsi régulièrement. « Ces e-mails contiennent énormément de compilations et de traductions », dit Pascal Froissart. « La fausse “histoire vraie” de la mère de famille dont le fils aurait soi-disant été tué par celui de Christiane Taubira a déjà servi trois fois, en Espagne, en Argentine et au Pérou », ajoute Guillaume Brossard.
L'INTOX POLITIQUE VA BON TRAIN
A chaque fois, selon Pascal Froissart, le principe est de « retemporaliser » les histoires fausses pour les rapprocher des destinataires – car la proximité est essentielle. Ainsi, les maires molestés pour avoir refusé de laisser servir de la nourriture halal dans leurs établissements scolaires ont changé plusieurs fois de ville. Ainsi, la « rumeur du 93 », qui laisse croire que des communes auraient organisé en secret l'arrivée de familles de la Seine-Saint-Denis s'est-elle déplacée au gré des vents numériques. Et elle n'est elle-même que la nouvelle version d'un canular récurrent, dont nous avons retrouvé trace au hasard d'un reportage au Luc, dans le Var, où deux électeurs du FN se déclaraient certains qu'un ancien maire socialiste de la commune avait négocié, dans les années 1970, de faire venir « les familles des bas-fonds de Toulon » et les Turcs du village voisin de Vidauban pour repeupler le centre de leur village, en déshérence.
Rumeurs circulant sur Internet à propos de la vignette automobile.
A l'approche des municipales, l'intox politique va bon train. « C'était trop beau pour que cela dure, on va encore payer : François Hollande rétablit la vignette automobile ! », prévient un e-mail qui a d'abord circulé en janvier, et dont une deuxième version illustrée a prospéré en mars. « Preuves » à l'appui, puisqu'y apparaît une image de cette pseudo-vignette 2014, ainsi que le commentaire « Vérifié sur Internet (Le Figaro, Les Echos) ». A la lecture, on apprend que « Jean-Marc Morandini [sic], le ministre du budget, vient d'obtenir l'aval de François Hollande pour rétablir la vignette automobile ! ». L'e-mail est précédé de l'injonction « À DIFFUSER AVANT LES MUNICIPALES » et se conclut par « Votez bien ! ».
Cette prolifération de fausses nouvelles a fini par alerter certains membres de l'UMP. « Un élu nous a dit qu'il ne fallait pas que ça tourne au grand défouloir qui pourrait inciter les gens à voter FN », dit la sympathisante lyonnaise.
Les chaînes d'e-mails ont récemment commencé à se discipliner dans les usages, si ce n'est sur le fond. Avant de réexpédier les hoax, les internautes ont appris à effacer la liste des destinataires précédents et à utiliser la copie cachée. Des guides des bonnes pratiques du forward (transférer) circulent même, allant jusqu'à inciter à consulter le site Hoaxbuster pour éliminer les faux les plus grossiers. « Ce n'est pas parce qu'on est anonyme que l'on peut faire n'importe quoi », dit la retraitée de Fréjus. Avant de demander ce que l'on pense de cette mosquée qui va être construite au premier étage de la tour Eiffel.

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